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Petits airs compassés, jargon jargonnant, bruits de bouche et raclements de gorge n’y peuvent mais : la musique savante s’est toujours intéressée à la musique populaire, que ce soit

  • pour s’en distinguer,
  • pour se l’approprier ou
  • pour lui assurer, à ses yeux infatués, une pérennité mémorielle.

Rien de très surprenant ! Aussi pure et chargée de règles mathématico-théoriciennes soit-elle, la musique dite classique est une gloutonne qui n’existe que grâce à ce qui n’est pas elle, son minerai soit-il, à titre d’exemple,

  • rythme de danse,
  • hymne religieuse,
  • mélodie célèbre,
  • structure répétitive connue de tous ou
  • bruits de la vie, du Klaxon au soupir d’une porte.

Par-delà la complexité polymorphe de ses œuvres, fricotant en l’espèce tantôt avec le sérialisme, tantôt avec les expérimentations électro-acoustiques (j’aime bien, « en l’espèce », ça n’a aucun sens dans le contexte mais ça claque bien), Luciano Berio fait partie de ces compositeurs qui n’ont pas caché leur curiosité pour la musique considérée comme non-savante, quitte à la remixer sévèrement. À cette dilection s’ajoute l’attrait développé par Berio pour le chant, en tant qu’accompagnateur puis en tant qu’époux de Cathy Berberian.
Pour l’illustrer à traver les Folk Songs, la bande de Pauline Klaus ne rechigne devant aucun sacrifice. Sous la direction d’Antonin Rey, le quatuor Lontano s’égaille et s’augmente. Ne reste de la formation matricielle que l’alto de Loïc Abdelfettah et le violoncelle de Camille Renault, rejoints par Samuel Bricault (flûtes), Antoine Cambruzzi (clarinette), Constance Luzzati (harpe), Quentin Dubreuil et le hautboïste Sylvain Devaux (tout deux aux percussions) ainsi que, last but not least, la mezzo-soprano Amaya Domínguez dont le livret oublie inopportunément l’accent que revendique son site. Face à eux, onze chansons (plus ou moins) du peuple ici berioïsées, à commencer par « Black is the colour », dont l’original explicitait dès le titre « of my true love’s hair ». En clair et sombre, « Mon grand amour a des cheveux de jais » ou, en version poétique : « De jais sont les cheveux de mon grand amour » ou, en version ultrapoétique : « De jais les cheveux de mon grand amour sont », et non « de ma grande âme-ourson », évidemment. En gros, il s’agit d’affirmer que mon amour est ultra mignon et, sans lui, à quoi bon vivre. À peine si l’on regrette qu’aucune photo ne soit jointe à cette affirmation.

 

 

Comme le thème qui suivra, la présente chanson n’a rien de folklorique, au sens où elle a un compositeur, John Jacob Niples, lequel assume avoir refagoté un thème sur le texte original parce que, en substance, son père jugeait que la mélodie authentique était super moche. Luciano Berio se saisit d’emblée du matériau en associant la complexité rythmique faussement dégingandée de l’alto à la rythmique faussement régulière, elle, du chant. Le propos est de transcrire avec netteté ce qui ressortit d’ordinaire de la liberté d’interprétation populaire.

  • Le tempo,
  • la battue et
  • la mesure volontiers enjambée

s’accordent avec des contretemps complexes et une illusion de simplicité dont pourrait témoigner la harpe, invitée çà à placer huit temps en trois mesures de deux. Cependant, l’affaire associe trois partenaires aux rôles précis :

  • riff têtu à l’alto,
  • chant souple mais précis,
  • solidité de la harpe, d’abord en monodie aiguë, ensuite en accompagnement classique (accords main droite, ligne de basse à gauche).

La coda surprend en ajoutant au riff des tenues sobres du violoncelle, le tout s’éclairant par le souci de rectitude sensible manifestée par la mezzo et le désir de contrastes dans les nuances porté par les instrumentistes.

 

 

« I wonder as I wander » est un carol écrit par John Jacob Niples où la venue du Christ accompagne l’interrogation à jamais sans réponse : pourquoi un fils de Dieu est né dans une étable pourrie et a débaroulé sur notre planète pour y être mis à mort ? Gaspard Proust, qui sera bientôt baptisé, supputait que le christianisme a été inventé parce que c’était trop compliqué de crucifier les gens sur une étoile de David, mais cela n’aide guère à percer le mystère.
Sont convoqués autour de la mezzo, pour ce deuxième volet ternaire en sol mineur, harpe, clarinette, alto et violoncelle, que les musiciens font habilement sonner façon harmonium. Quand pointe l’idée que Jésus aurait pu connaître un tout autre destin s’il l’avait voulu, la flûte vient contrechanter pour envoler cette hypothèse avant de la développer lors de la coda, en dialogue avec la clarinette. Le contraste exigé par la partition fait frotter l’arrangement consonant avec son commentaire moins mignonnet, et cette dualité inconciliable est particulièrement judicieuse pour exprimer en musique

  • les doutes,
  • l’incompréhension et
  • le questionnement qui en découle,

préalablement exprimés par la mezzo. « Loosin yelav » investit la tradition arménienne – l’Arménie étant l’origine de la famille Berberian – pour faire l’éloge de la Lune, de sa face « chérie, ronde et rose », seule capable de de chasser l’obscurité. Bon, le poète oublie de rappeler que la Lune n’éclairerait pas grand-chose sans le soleil, mais on est dans la chanson, pas dans le cours d’astronomie, hein. La harpe lance la chanson façon guitare en « laissant vibrer et en marquant un peu la basse ».

  • On goûte la simplicité de la première partie, où Amaya Domínguez continue de démontrer sa capacité à user des outils lyriques sans dénaturer l’origine populaire de la chose (tout l’inverse d’une Jessye Norman chantant du gospel, par ex.) ;
  • on déguste l’harmonisation décollant du sol mineur liminaire jusqu’à oser des descentes chromatiques efficaces (A7/E, Cm/Eb, Gm/D, Cm autour de « yeresov pàrvetz ») ; et
  • on salue la régularité de cette section, suspension du point d’orgue incluse pour la donner à goûter, cette régularité permettant de contraster avec la tonicité de la seconde partie « poco più ».

Le second couplet envoie violoncelle et clarinette en contrechant enrichir l’instrumentation. La miniflûte offre d’abord une clarté forcément lunaire à la mélopée, avant de défier la clarinette pour un concours de sautillements accompagnant la partie plus énergique de la chanson, avant une brève coda que Pierrot n’aurait pas détestée.

 

 

« Rossignolet du bois » est un cours de drague (ou de fleurette, selon que l’on est ou non foutrement moyenâgeux) à trois voix et quatre couplets. D’abord, le galant demande des tips au rossignol pour nanani, nanana, tu vois, quoi. Curieusement, l’oiseau conseille de chanter à deux plombes du mat’. Le kiffeur essaye et propose à la belle de prendre ses pommes dans la main. Raté ou réussi, selon l’exégèse : la damoiselle exige d’abord qu’il se saisisse de sa lune et de son soleil. À deux heures du mat’, difficile d’imaginer qu’il s’agit d’astres et non de métaphores physiologiques, mais il nous faut reconnaître que nos compétences en horticulture, en ornithologie et en étude du cosmos sont extrêmement limitées.
Harpe à contretemps et contretonalité, clarinette en pédale et percussions sont lancées aux trousses de ce projet amoureux écrit en mi bémol mineur, l’instrumentarium variant selon les couplets. Point de falbalas, point de sensiblerie, point de grandiloquence : cela est exécuté avec l’efficacité requise. Les musiciens jouent juste et, juste, jouent, tadaaam, un chiasme ne fait presque jamais de mal, tandis qu’Amaya Domínguez confirme le bien que l’on pense de

  • la chaleur de sa voix,
  • la finesse de son interprétation (on croit entendre percer son goût pour la musique séfarade dans les légers portés de voix ici tout à fait adaptés) et
  • la qualité de sa diction.

Le sicilien « A la femminisca » emploie les grands moyens : flûte, clarinette, alto, violoncelle, percussion et harpe sont de sortie pour cette épistole où une femme de marin supplie la Vierge de lui renvoyer son amour sain et sauf. Ambiance dramatique, harmonisation à l’avenant, registre vocal grave et rectitude de projection drapent de noir cette prière avec

  • accents,
  • ondulations marines de la clarinette,
  • contretemps,
  • irrégularités rythmiques « quasi inudibile » comme la flûte réduite à un triple piano harmonique, et
  • coda énigmatique.

 

 

Enchaînée, « La donna ideale » donne des conseils à l’homme souhaitant prendre femme. Le chansonnier Ricet Barrier, c’est pas rien, avait son avis sur le sujet – il l’avait confié lors de son récital québécois fixé sur le double disque Tel quel, en 1999.

Quand il s’est aperçu que je commençais à courir le guilledou, mon grand-père m’a dit :
– Ricet, choisis-toi une femme bonne au lit, bonne à la cuisine.
Quand on a quinze ans, on se dit :
– Oh la la, l’amour, c’est autre chose que ces basses choses matérielles…
Et puis, quand on grandit… on s’dit que c’était pas si bête.  Ben oui, on mange trois fois par jour et on dort huit heures par nuit, hein !

Le texte antisandrinerousseauetclémentineautainiste va encore plus loin. Virilistes de tous les pays, écoutez le bon sens populaire qui parle par ma plume digitale : une femme, ça se choisit, dans l’ordre, en fonction

  • de son pedigree,
  • de son éducation (pas forcément le diplôme, hein, un élevage aux tâches domestiques et à la soumission fera aussi mieux l’affaire),
  • de son physique, quand même, pour seulement 25 %, et
  • du pognon qu’elle raboule grâce à la dot.

Si ces quatre critères sont satisfaits, le mâle est habilité à élire sa femelle « a lo nome di Dio ».
La harpe fait tourner « sempre piano impassibile » son rouet ternaire, pimpé par graves et suraigus, tandis que clarinette (tantôt doublée à la tierce ou à la quarte par la flûte), alto et violoncelle semblent commenter les propos de la mezzo en se gaussant d’elle. Le fait que Luciano Berio soit plus ou moins en instance de divorce au moment où il finalise cette partition colorerait logiquement ces dissonances si l’on s’embourbait dans une analyse biographique. Dans un temps où les sensitivity readers, leurs financeurs et leurs promoteurs nous rappellent à partir de quel sentiment viscéral les tartes dans la mouille et la Kalachnikov ont été inventées, il est bon de s’amuser de ces paroles si habilement musiquées et exécutées avec une justesse confondante.
Puis, comme ce post est déjà superlong, choisissons de briser là pour aujourd’hui et, puisque ça s’en va mais ça revient, donnons-nous rendez-vous prochainement pour finir de feuilleter ces chansons populaires dans le cinquième des quatre épisodes autour du nouveau disque du quatuor Lontano !


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À suivre !