Quatuor Lontano et alii, « La montagne magique » (Cascavelle, 1/4)
Ceux qui fréquentent quelquefois ce bloc-notes savent que, comme feu le métalleux Dio, en musique, nous aimons la camaraderie, qui est au copinage ce qu’un bon Cornas est à un vin de pays en cubi : ni le même projet, ni la même nature, ni le même effet, por supuesto. Bien que nous ayons admiré le quatuor Lontano dans Sommer, Janáček et Dvořák, nous sommes émoustillés à l’idée de le retrouver dans un nouvel opus augmenté par la présence d’invités issus de connexions nouées autour du festival des Musicales d’Assy. Le disque est néanmoins présenté comme « le deuxième du quatuor Lontano », ce qui souligne cette union fluide qui rapproche ontologie et ouverture aux autres. Le résultat de ces associations est un album simple (il n’y a qu’un disque) mais triple. C’est
- un disque qui pivote autour du quatuor Lontano lui-même ;
- un florilège inspiré par les Musicales d’Assy ;
- et un hommage à Thomas Mann qui, dans La Montagne magique, imagine un « temps suspendu » constitué d’une « vie hors du monde (…) où la musique trouve sa place comme
- divertissement,
- allégorie du récit et
- incarnation du temps ».
La complexité va plus loin – c’est une première nature, chez elle :
- l’affaire s’articule autour d’Igor Stravinsky, un zozo dont la première langue vivante n’était certes pas le quatuor à cordes mais qui était familier d’Assy ;
- six compositeurs tapent l’incruste sur la set-list ; et
- aux œuvres originales s’adjoignent deux transcriptions et une première mondiale au disque issue d’un concours fomenté par le festival d’Assy.
Bah, ceux qui préfèrent les choses simples peuvent aller écouter les « Quatre saisons » dans une pizzeria, un ascenseur à l’ancienne ou à la Sainte-Chapelle, un samedi après-midi de nonchalance et d’ennui métissés, voire planter des choux à la mode de leur potager en tâchant d’éprouver le vertige du suspense tant qu’ils n’auront pas obtenu de réponse à la question : mais que diable va-t-il pousser dans ledit potager ?
En dépit de la richesse du sous-jacent, la construction du disque est pensée sous forme
- d’un double prélude (20′),
- d’un bloc Stravinsky (22′),
- d’un double postlude (16′) et
- d’un dernier gros bloc constitué par les Folk Songs de Luciano Berio (23′).
Notre chronique désarticulera cet équilibre asymétrique en décomposant le quatre temps proposé par Pauline Klaus and friends : une notule par séquence.
Premier sur le grill, le Lento molto du plus célèbre fanfariste pour le pékin, Aaron Copland. C’est l’une des Deux pièces pour quatuor à cordes, entre France et États-Unis, écrite par le compositeur. Forme en arche oblige, la seconde pièce conclura le double postlude. L’unité de son et de respiration ouvre la pièce avant que les instruments ne s’autonomisent, soit en prenant le lead, soit en profitant d’une rupture de formation (en duo ou en trio). Les variations
- de géométrie,
- d’intensité et
- d’ampleur sonore
rendent raison du miroitement harmonique. Par-delà la synchronisation rouée des individualités, le quatuor Lontano sait associer, selon les moments, le fondu sonore dans lequel les musiciens mettent leur travail dans le pot commun et l’expressivité personnelle exigée par les passages à découvert que le compositeur ménage pour chaque participant jusqu’à l’extinction en solo. Frappe itou le choix de Victor Jacquemont, l’enregistreur en chef, d’opter pour un son davantage brut que léché, pour ce titre capté à la Seine musicale. On y gagne en impression de spontanéité chaleureuse, façon live, ce que l’on perd, c’est inévitable, en netteté.
Seconde partie du prélude, Le Tombeau de Couperin de Maurice Ravel arrive dans une transcription d’Antonin Rey pour deux violons (Pauline Klaus et Florent Billy), alto (Loïc Abdelfettah), violoncelle (Camille Renault), flûte (Samuel Bricault), clarinette (Antoine Cambruzzi), hautbois (Sylvain Devaux) et harpe (Constance Luzzati), placés sous la direction de l’arrangeur. Il s’agit d’un tombeau écrêté puisque, comme l’avait fait le compositeur en transcrivant ces quatre mêmes pièces du piano vers l’orchestre symphonique, ont été omises la fugue et la toccata. Si ce raccourcissement suit le modèle ravélien, à l’évidence, il n’en était pas moins indispensable pour permettre au disque de varier les plaisirs : avec 83′ au compteur, la galette avait déjà œuf, jambon, fromage. Ajouter épinard et lardon eût ressorti sinon du sacrilège, du moins de l’overdose impressable.
Comme son nom l’indique, Le Tombeau n’est pas une pièce visant à investir la scène de la rigolade désormais désertée par Pierre Palmade. Certes, le terme pourrait être trompeur, « tombeau » pouvant désigner un projet hagiographique plutôt qu’une déploration ; reste que l’œuvre est écrite entre 1917 et 1918 et que chaque mouvement est dédié à la mémoire de copains de Maurice tombés au front.
Le prélude, en 12/16 et mi mineur, confie les guirlandes de doubles au hautbois, la clarinette se chargeant de lui répondre avant que les cordes ne se frayent un chemin dans cette cavalcade. La harpe offre une assise oxymorique puisque, à la fois, solide car posée et liquide car associant l’attaque à la fluidité des traits. Dans la seconde partie, l’ondulation embrase la flûte et la clarinette sans que le hautbois ne renonce à sa prééminence ni les cordes à leur spécificité. L’orchestration est subtile et efficace. Pour preuve, l’interprétation paraît couler de source sans se fracasser dans l’indifférence hautaine. En témoignent
- les synchronicités entre pupitres,
- les variations d’intensité et
- le soin apporté aux différents types de nuances, riches en décibels, moyennes ou fort discrètes.
Pour poursuivre, foin de fugue mais l’indispensable forlane, qui remplace les douze doubles à la mesure par six croches, conservant au passage la tonalité de mi mineur. Le prélude était dédié à un compositeur, ce nouvel épisode rend hommage à un peintre. Les cordes y prennent toute leur place et toute la place. Partant, les bois, en sous-titre ou en dialogue avec la harpe, ne se privent point de la leur contester. Ça swingue !
- Le rythme ternaire est fortement marqué ;
- les sautillements de la deuxième partie sont explosifs ; et
- chaque pupitre a droit de danser en vedette à tel ou tel moment.
Ainsi, la clarinette d’Antoine Cambruzzi fait profiter au Tombeau de la polymorphie d’un instrument sachant tout autant aboyer que piquer et feuler. Fort de sa connaissance des couleurs de chaque instrument, Antonin Rey, plutôt qu’une transcription littérale, privilégie une caractérisation des différentes composantes de cette danse. Pour ce faire, il utilise avec habileté la palette réunie dans cet ensemble. Sa proposition contribue à gommer le caractère nécessairement répétitif de la danse populaire réinvestie par la science très chic de la musique savante. Ainsi, le passage en majeur, porté par la clarinette, est parcouru sans joliesse par des crescendi. Vulgaires, ces effets appuyés ? Au contraire ! D’une part, ils rappellent la simplicité festive propre à cette sarabande survitaminée et, d’autre part, ils contrastent astucieusement avec la coda où hautbois et clarinette dialoguent… même si force reste aux cordes frottées par un archet ou taclées par les deux mains de Constance Luzzati.
Ternaire toujours avec le menuet en Sol, troisième volet ici, quatrième dans l’original… mais troisième dans la transcription orchestrale du compositeur. Ici, le hautbois de Sylvain Devaux et la harpe de Constance Luzzati se concertent, sous l’œil vigilant des cordes ; puis la flûte de Samuel Bricault tente de lui dérober la vedette. La musette triste à souhait dans son sol mineur à peine dissimulé alterne joliment lead des bois et des violons sur leur lit de gravité.
- Nuances fluctuantes,
- rendu des harmonies instables ou frottantes, et
- changements d’instrumentation astucieux
habitent ce dernier espace ternaire. Car, tradition oblige, Antonin Rey achève son best of avec un mouvement « assez vif », celui du rigaudon en Ut, un air qui se danse à deux et sur place, un peu comme un slow qui eût été infecté par la méphédrone. Fort différente de la première piste, la prise de son de ce Tombeau, très spatialisée, rend encore plus orchestral l’ensemble, flattant
- son énergie,
- ses individualités,
- ses capacités à jouer de concert et
- la réussite de l’adaptation.
En témoigne le passage en mineur, dont la rythmique n’est pas confiée à la harpe mais aux pizzicati des cordes, renforçant le swing sur lequel s’ébrouent hautbois et, en réponse, clarinette. Le retour mystérieux d’un faux Ut remet en avant flûte puis clarinette dans le registre aigu, jusqu’à la reprise sciemment collée donc surprenante du thème et de la fougue liminaire.
Ha, dire que cela n’est qu’un incipit ! De fait, on peut presque affirmer que les choses encore plus sérieuses n’ont pas commencé. Laissons à Igor Stravinski le temps de remettre une pièce dans le distributeur de musique et de boissons, et retrouvons-nous pour un deuxième épisode résolument igorique…
Pour écouter l’album sur YouTube, c’est ici.
Pour le précommander (sortie le 10 mars 2023), c’est par exemple là.
À suivre !