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Après un passage en Tchéquie, le voyage continue… en Tchécoslovaquie, mais aussi un peu en Russie grâce à Tolstoï et en Allemagne grâce à Beethoven. C’est ce cosmopolitisme artistique que fusionne le Premier quatuor de Leoš Janáček, écrit en 1923. Alexis Galpérine, livrettiste et directeur artistique du disque, accessoirement violoniste virtuose et prof au CNSMDP, en parle en première intention, tant il l’aime (peut-être un changement de « plagination » explique-t-il aussi cela). Il l’aime même tant qu’il l’annonce comme durant un quart d’heure – autant une inspection sanitaire des naseaux semble durer des heures, autant l’écoute d’un morceau que l’on kiffe paraît toujours trop courte. Ce nonobstant, point de panique : la version des Lontano ne tente pas de battre un record de vitesse. En vrai, elle affiche plutôt une durée avoisinant peu ou prou la vingtaine de minutes, ce qui est fort raisonnable.
Pourtant, il y a peu de raisonnable dans l’histoire que narre ce quatuor. En effet, cette masterpiece s’intitule « La sonate à Kreutzer », en référence à une novela – au sens de roman guère épais – de Léon Tolstoï (1885), laquelle se réfère itou à la sonate à Kreutzer (1803) de Ludwig van Beethoven que jouaient deux personnages de ladite novela. L’histoire : un queutard épouse la plus pure fille du monde. Il lui présente un violoniste. Avec ce gaillard, la pianiste interprète en toute connivence la sonate de LvB. À la fin, elle se fait trucider par son époux jaloux. Celui-ci, après avoir eu peur d’être quitté, est finalement acquitté. L’ère #metoo n’avait pas encore frappé.

 

 

On s’attend donc à une musique plutôt bien dark. Pour autant, les amateurs de musique ensuquée dans la torpeur de la nuit intérieure seront déçus par l’Adagio con moto (4’30) qui décapsule cette réflexion autour des deux penchants freudiens – vers 1923, Sigmund interroge particulièrement le ça et le moi, donc la foule en tant qu’individu et l’individu en tant que constitué par la foule qu’il constitue. Par conséquent, voici une œuvre où s’ébattent et se battent

  • Eros (tant sexe que pureté évanescente, c’est le sujet de la novela) et
  • Thanatos (c’est l’horizon, forcément et férocement, du récit russe).

En témoignent les bondissements qui opposent, façon battle de break dance trois des comparses. Le quatuor Lontano rend avec sensibilité les multiples pôles de cet incipit :

  • tension des tenues,
  • jaillissement des motifs solistes,
  • respirations silencieuses,
  • ruissellement de petites sections mélodiques ou rythmiques glissant d’un instrument à l’autre, et
  • ponctuations en pizzicato.

Les partenaires échangent comme les personnages du drame tolstoïen, entre narration nuageuse, même quand elle évoque des moments heureux – l’insouciance n’est jamais convoquée, non-dits pesants et inquiétude planant tant sur le discours que sur sa suspension.

 

 

Cette dilection pour une narrativité moins illustratrice qu’évocatrice s’affirme dans le mouvement suivant, tagué Con moto – Vivo – Andante (4’30). On est saisis par la cohérence et la pertinence

  • du choix des tempi,
  • de la maîtrise du rythme souvent libérée de la rigueur métronomique – ainsi qu’il sied,
  • de la palette de nuances plus médianes qu’extrêmes, et
  • de la capacité à impulser des dynamiques habilement différenciées.

Munis de ces qualités qui sont autant de chances, supputassent-elles un travail collectif astreignant dont on se réjouit de ne constater que le brillant résultat, les Lontano transforment leur précision et leur synchronisation en atouts expressifs. De la sorte, ils captent l’oreille et flattent le poil quasi cinématographique de la partition.
(Je sais et, cependant, je tente quand même.)

 

 

Le deuxième des trois Con moto (4’20) calme le jeu pour imposer une mélopée zébrée de ratures violentes. Cet oxymoron musical finit par provoquer l’accélération qui écrase la mélopée sous l’orage polymorphe provoqué par les quatre interlocuteurs. Un lamento richement harmonisé explose lui aussi sous les individualités et la puissance rythmique

  • (attaques,
  • longs trilles,
  • flux et reflux).

Reste, in fine, la prime mélopée, troublée par les mêmes griffonnages rageurs.

 

 

Aussi le troisième Con moto, aussi annoncé Adagio puis Più mosso (5’20), tente-t-il de faire le bilan, calmement. Morne plaine que celle où l’on regarde gésir tout ce que nous gâchâmes ; mais quelle délectation de se complaire dans une tristesse aussi bien écrite et harmonisée quand elle est exécutée avec une telle richesse sonore ! D’autant qu’un motif agité secoue bientôt l’atmosphère nostalgique qui ensuquait avec art le début. Les Lontano habitent cette musique avec une maîtrise qui leur permet de nous donner à voir en sons les multiples facettes qui la composent.

  • La passion est passionnée sans afféterie ou excès ;
  • le chagrin ronge sans nunucherie larmoyante ;
  • les breaks renouvellent le langage sans casser le fil, vite retressé avec soin – le finale en decrescendo l’illustre.

En conclusion, certains mélomanes préfèreront sans doute des versions plus explosives, où les contrastes sont encore plus vifs, la rage plus furibonde, les couleurs plus agressives. Ça tombe bien : elles existent. La version des Lontano, sans jamais se contenter d’être proprette sur elle, semble revendiquer une netteté et une clarté qui, loin d’affadir le texte, l’exposent avec une acuité séduisante. Ici, point de coups de Stabylo ou de surbrillance didactique (qui en rajouterait sur le sens d’un passage) ou égotiste (qui plongerait l’instrumentiste dans une expressivité aussi factice que pénible). La sagesse des Lontano est une voie aguichante pour aborder les pulsions et les passions qui battent en nous et se subliment, parfois, en musique. Dans la prochaine notule, nous mettrons ces brava à l’épreuve du quatuor américain d’Antonín Dvořák.


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