Pierre Réach joue les sonates op. 31 de Beethoven (Anima)
Ne laissons personne – sauf les vingtenaires, ce qui fait un peu de monde, y compris quelques mineurs non accompagnés, mais je ne suis pas sûr que le sujet les intéresse grandement – dire que vingt ans est l’âge le plus beethovénien du monde. Soixante-quatorze ans, c’est pas mal non plus. La preuve : c’est celui de Pierre Réach au moment où il se lance, avec un double disque, dans l’intégrale des sonates pour piano du sourd le plus célèbre du monde. L’on aborde néanmoins son double album avec, admettons-le, un mélange de colère et de respect.
Colère, car Olivier Bellamy – l’impatiente voix de Radio Classique, ce filet insupportable, sucré comme un churro en fin de fête foraine, mielleux comme un loukoum périmé que l’on a glucosé à outrance dans l’arrière-boutique d’une méchante pâtisserie du dix-huitième arrondissement pour faire passer le goût acre du produit impropre à la consommation, et irritant comme une dame d’un certain âge qui n’en reviendrait pas d’avoir échoué au casting vocal de 3615 ULLA ou au répondeur de la CAF – semble adouber ce grand artiste en souillant la quatrième et en griffant le livret. La situation est aussi absurde que si Nelson Monfort adoubait Arcadi Volodos ou Emmanuel Macron s’intéressait à autre chose que McFly et Carlito, histoire de changer des éphèbes langoureux en T-shirt résille qu’il affiche comme compagnons culturels et correspondent probablement mieux à son niveau intellectuel.
Colère, donc ; et respect, néanmoins car l’artiste est coutumier de disques palpitants – aussi abandonne-t-on promptement le bellamysme escagassant pour se focaliser sur la musique.
Le premier disque, objet de cette notule, rassemble les trois sonates de l’opus 31. La Seizième sonate s’ouvre sur un Allegro vivace en Sol. À la solidité de la tonalité, des accords et des doubles en parallèle, s’opposent
- l’anticipation de la double d’avant la mesure,
- les légèretés gracieuses et
- l’instabilité de la tonalité voire du mode.
Par un contraste de nuances, d’attaques, d’accents, Pierre Réach rend la tension d’un mouvement qui n’est pas que « boiteux » selon l’appellation traditionnelle mais bien parcouru par une contradiction aussi vitale qu’ontologique. L’usage abondant de la pédale de sustain interroge la question du liant entre les différents segments, caractères et modes ; et l’absence de pudeur devant les fortissimi donne de l’ampleur et du tonus au propos.
L’Adagio grazioso en Do et 9/8 pourrait passer pour lénifiant n’eussent été d’emblée
- le travail sur les attaques,
- la variété des commentaires,
- la fluidité d’une mélodie qui furète à droite et à gauche,
- les modulations,
- les mutations de climats,
- le travail sur les accords répétés – et même
- les dissonances sporadiques (comme ce fa# qui traîne sous un sol…).
Dans ces conditions, en dépit de l’académisme suranné qui enveloppe le mouvement, il serait difficile de ne pas se laisser prendre au charme piquant de cette proposition, tant Pierre Réach fait feu de tout bois pour la rendre moins aimable et mignonne que vivante.
Le Rondo, allegretto, en Sol et C barré, assume aussi son air de ritournelle anodine, fût-il pimpé par
- les triolets de la main droite,
- le contraste entre le binaire de droite et le ternaire de gauche, ou
- la tentation du sol mineur.
Pierre Réach en rend avec énergie la force qui va, cogne et ose les nuances autant piano, forte qu’en crescendo.
- La sûreté digitale,
- la vue d’ensemble et
- le goût partagé entre
- l’ivresse de l’avalanche,
- les secousses des changements et
- l’art des mutations progressives
signalent une exécution rétive aux excès car confiante dans la partition, coda à sursauts incluse.
La Dix-septième sonate s’ouvre en ré mineur sur un Allegro indécis, car d’abord alternant entre largo, allegro et adagio. Puis la chose se lance, dans un duo main gauche – main droite arbitrée par des triolets servant de moteur têtu. Un passage guilleret est soudain brisé par une suspension chaotique débouchant sur une reprise, à l’issue de laquelle un largo sert d’interlude avant le retour de l’opposition entre main gauche (vouée à croiser) et main droite en triolets. Une machine est en route, que des rondes puis un nouveau largo tentent de freiner. Par
- l’allant des passages dynamiques,
- les contrastes caractérisés et
- l’usage excessivement généreux de la pédale de sustain (5’46-6’12, par ex.),
Pierre Réach propose une interprétation colorée d’un mouvement de fait mouvementé.
L’Adagio ternaire en Si bémol assume aussi une identité fragmentée, avec
- arpèges suspendus,
- énoncés tour à tour graves et aigus,
- segments distincts,
- instables triolets de triples croches, et
- énonciation d’un thème qui peine à perdurer.
Avec un art têtu, l’interprète traduit ce tiraillement entre insaisissabilité et obstination thématique.
L’Allegretto tubesque n’en est soudain que plus léger, même si l’interprète n’hésite point à en rendre l’insatisfaction – frustration à grands coups de nuances et d’accents décidés qui tranchent avec la légèreté du toucher lié à l’énoncé du thème. Captent l’oreille
- les mutations d’intensité,
- la solidité de la main gauche,
- la narrativité de la pédale,
- la capacité à suspendre le discours et
- le souffle qui sait à la fois
- unir le propos et
- singulariser les différentes formes d’expression.
Rien de joli, ici, et c’est heureux. Plutôt du brut, parfois du brutal – un Beethoven qui ne refuse pas de décoiffer, en somme.
La Dix-huitième sonate se présente avec un Allegro ternaire en Mi bémol bien connu. Pierre Réach le prend donc sans traîner. Il en souligne, reprise comprise, les éléments constitutifs :
- l’allant,
- la diversité,
- les failles,
- les suspensions,
- la légèreté des ornementations obligées et
- cette espèce volonté d’en découdre qui cherche une bonne bagarre sans la jamais trouver.
Aussi entend-on dans ces pages un résumé vital qui saisit en proposant une oscillation stimulante entre une urgence mystérieuse et une fatalité que rien ne presse.
Le Scherzo en La bémol, noté Allegretto vivace, bien connu pour son dynamisme résolument staccato, sait manier gravité, rage plaquée sforzendissimo et pétillance.
- L’efficacité des deux en deux,
- l’art du contraste et
- la maîtrise des dynamiques propres aux petits marteaux
captent l’oreille plus encore que l’aisance technique dénuée de tout show-off.
- Vivacité des triples,
- différenciation des touchers et
- refus de l’afféterie
emportent les redites de la partition dans une farandole secouée et énergisante.
Le Minuetto en Mi bémol, « moderato e grazioso », permet au musicien de revenir sur des terres plus apaisées. Pour autant, Pierre Réach se refuse au tempo mécanique ou au sentimentalisme de salon. Il va son chemin, et pas que pendant un Trio pris avec des forte qui, pour un peu, réveilleraient un mort – éventualité qui peut être utile ou dommage, selon la personne décédée. Le retour du menuet n’en est pas moins joué avec attention et finesse ; et la coda suspensive, tout en se dérobant largement au decrescendo et au calando spécifiés, ne manque certes pas du mystère nécessaire à sa fonction d’interlude…
… débouchant sur un Presto con fuoco en Mi bémol et 6/8.
- Clarté des triolets,
- association pertinente entre staccato et pédale de sustain,
- allant et
- accents groovy
éclairent cette partition brûlante d’urgence. Les modulations de la deuxième partie sont portées par
- une main gauche grondante,
- des ondulations en mouvements contraires très efficaces,
- des choix d’attaque et de toucher qui rendent justice de cette machine à faire headbanguer la plus permanentée des dames naviguant entre
- Le Figaro,
- le bridge avec ses pairesses et
- le premier rang des salles d’orchestre où elle s’évente bruyamment avec son programme d’orchestre.
Les faux arrêts, les changements rythmiques et la motricité digitale de l’interprète trouvent ici un terrain idéal pour exprimer son Beethoven, paré de couleurs qui préfèrent
- l’impression directe aux filtres IG,
- la vivacité des tons à la mollesse de sépias gentiment poudrés, et
- la robustesse du style à la douceur gentille hélas parfois conférée aux piliers du répertoire.
De quoi inciter à remettre un petit nickel in the nickleodeon pour ouïr promptement le second disque, lequel égrènera les sonates opus 109 à 111. Miam !
Pour retrouver la chronique du concert de l’Éléphant Paname avec Pierre Réach, c’est ici.
Pour écouter un extrait et commander le disque, c’est là.