Pierre Réach joue Harlap et Beethoven, Synagogue de Copernic, 10 mars 2024 – 3/3

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Pierre Réach, le 10 mars 2024 à la synagogue Copernic (Paris 16). Photo : Rozenn Douerin.

 

Y aurait-il pas quelque paradoxe à ce qu’un artiste comme Pierre Réach, si prompt à s’espanter devant la violence et la haine qui embrasent le monde, conclue son récital – narré d’abord ici puis – sur l’Appassionata de Ludwig van Beethoven ? Peut-on à la fois s’étonner des rugissements de nos frères humains et malaxer avec gourmandise les étincelles de la passion, cette maladie capable de transcender le plus immanent des patients ? Ce serait aller vite en besogne que de s’étonner outre mesure de cet éloge ultime de la passion. En effet,

  • il s’agit de musique, ici, pas de provocation à la haine ou de jet d’accélérant sur un volcan en fusion ;
  • il s’agit de mise en art de la violence des émotions, donc à la fois d’un exutoire possible pour celui qui compose et de transsubstantiation de l’ébullition potentiellement dangereuse pour celui qui écoute ; et
  • il s’agit d’un prisme plaqué presque long de temps après 1807, l’année d’édition de cette œuvre qui, jusqu’en 1838 et sa transcription pour piano à quatre mains, ne s’appelait pas ainsi.

Même si la partition ne rechigne pas au bouillonnement, le prisme de l’élan passionné est sans doute moins pertinent que le filtre de l’émotion pour appréhender trois mouvements nullement univoques et guère programmatiques. Cheval de bataille obligé des beethovéniens, ce mastodonte de vingt-cinq minutes tire en effet une grande partie de son charme de l’immense palette

  • de couleurs,
  • d’atmosphères et
  • de caractères

qu’il convoque. Plus que la passion, plus encore que l’émotion peut-être, qui sont, en somme, deux perspectives plus psychologisantes que musicales, trois questions semblent parcourir la Vingt-troisième sonate : celle

  • de l’expressivité du marteau
    • (comment faire musique avec ces touches et ces outils de percussion sur corde ?
    • en quoi, spécifiquement, le piano – bien aidé désormais par une facture plus clémente sinon plus aboutie – fait-il résonner autre chose que du son afin de faire vibrer celui qui l’entend ?
    • qu’est-ce que, singulièrement, cette forme musicale possède pour me parler – de moi, de Beethoven, de la vie, de ce que je ne connaîtrai pas, de ce qu’il me reste néanmoins à découvrir, etc. ?),
  • de la manière dont la musique peut traduire nos versatilités de cœur, et
  • de la définition de l’art beethovénien comme organisation sonore
    • de notre chaos intérieur,
    • de nos pulsions de vie et, partant,
    • de nos astuces pour nous sentir encore en état, en devoir et en mesure de faire, un temps, la nique à la mort.

L’Allegro assai en fa mineur, porté par sa mesure à 12/8, paraît problématiser cette puissance d’interrogation qui palpite dans les pièces maîtresses du puzzle beethovénien. D’emblée, ses premiers énoncés proférés par Pierre Réach convoquent un spectre fascinant

  • de nuances,
  • de touchers et
  • de phrasés.

Blanchi sous le harnais, le pianiste a passé l’ère de la démonstrativité propre aux bons élèves. Voici un moment qu’il arbore une toute autre exigence, celle de la radicalité. La radicalité n’est pas l’excès, la pose ou le pari conceptuel, vaguement étayé par un jargon musicologique spécieux, qui conduit certains énergumènes à revisiter des chefs-d’œuvre pour leur donner une modernité destinée à montrer davantage le génie visionnaire de l’interprète que la qualité persistante d’une pièce écrite deux siècles plus tôt. Non, la radicalité réachienne ne consiste pas à faire n’importe quoi et à s’en enorgueillir. Au contraire, il s’agit d’entrer dans l’intimité de la composition pour en révéler, par le truchement des intensités, des attaques, des deux en deux, des respirations ou des emballements

  • la vigueur des rythmes qui s’interpolent,
  • les étincelles des segments qui s’affrontent et
  • l’efficacité des registres opposés qui se défient.

Faisant moins feu de tout bois qu’incendie de toute brindille, Pierre Réach laisse crépiter les notes ; et la vertu de cette explosivité autorisée est qu’elle éclaire d’une lueur particulière les passages plus mélodiques. De la sorte, il travaille aussi un élément important quoique souvent oublié de la musique : la durée. Le mouvement pèse onze minutes, ce n’est pas rien. L’interprète ne dissimule pas ce souffle, préférant le rendre haletant. Sous ses doigts, le premier mouvement de la sonate tire son unité de la projection d’escarbilles musicales. Il devient une collection de vignettes enchâssées et volontiers imprévisibles qui se referme avec brio sur un finale pyrotechnique qui, comme un bon feu, s’éteint in fine.
Grâce à la fureur à peine tempérée de l’Allegro assai, l’Andante con moto, en Ré bémol et 2/4, tranche par son mélange de sérénité (conforté par le choix d’un mode majeur) et de gravité (diffusée par un tempo et un propos retenus). L’apparent statisme du moment, le pianiste le colore

  • d’une intériorité,
  • d’une retenue et
  • d’une variété d’intensités

qui enrichissent le langage de la sonate. Opposer le caractère tellurique de la trépidation percussive à la dimension plus éthérique de la méditation harmonieuse serait évidemment un non-sens – bien que le mode, la tonalité, le tempo changent, la grammaire émotionnelle se complète plus qu’elle ne se désagrège. Néanmoins, on retrouve ici l’une des qualités que nous apprécions particulièrement chez Pierre Réach : la capacité de rendre à la fois la singularité de chaque cadrage musical et l’unité du film compositionnel. La caractérisation des passages apaisés et des fragments plus tourmentés semble répondre à une même exigence de radicalité, entendue cette fois comme la volonté d’aller à la racine

  • de l’émotion,
  • de la passion, bref,
  • de la création telle que la laisse entrevoir la partition.

Alors que nous avons fini par signaler au connard qui nous jouxte à main gauche que, s’il comptait sortir de la synagogue dans l’état où il était entré, il devait absolument enlever le bip saluant l’arrivée des SMS qu’il ne cesse de consulter, l’Allegro ma non troppo final synthétise symboliquement ce qui précède.

  • C’est un allegro comme le mouvement 1, mais il est bridé comme s’il se métissait avec le tempo plus modéré du mouvement 2 ;
  • c’est un allegro en fa mineur comme le mouvement 1, mais il arbore une mesure à 2/4 comme le mouvement 2.

Tout porte à croire que l’interprète se cale sur cet entrelacs pour, à son tour, créer manière de synthèse entre l’envie d’en découdre et la volonté de laisser, au sein même de cet élan, une place

  • à la poésie,
  • à l’imaginaire, et
  • à l’insaisissable.

En réalité, cette dichotomie est subsumée par l’impression que l’onirique naît de l’énergique, et que l’évanescent est l’aspiration qui

  • attire,
  • alimente et
  • justifie

l’allant rythmique. Virtuose indifférent à l’effet wow que produit la virtuosité digitale, l’interprète se sert

  • de sa technique,
  • de sa connaissance de la mécanique beethovénienne et sans doute
  • de sa conception de la geste beethovénienne plus globalement

pour creuser plus loin et mettre à nu la polysémie de l’œuvre, laquelle

  • ne choque plus
    • passion versus modération,
    • célérité versus méditation,
    • percussivité versus suavité,
  • ne cherche pas davantage à écraser ces différentes dimensions les unes sur les autres, mais
  • réussit à
    • dévoiler,
    • éclairer et
    • exploiter

leur imbrication pour en tirer une lave artistique que le volcan créatif ne cesse de cracher. Le processus sismique, l’éruption et ses conséquences donnent une musique

  • pensée,
  • convaincante et cependant
  • charnelle.

Devant nous, l’homme chic évoqué lors de la précédente notule s’est remis à headbanguer, c’est très bon signe. Quant à nous, nous nous laissons porter par le tumulte. Pourquoi se débattre ? Aux suspensions du flot répond l’énergie d’un mouvement qui semble perpétuel. Ça avance, manigance, ressasse, rue, accélère, glisse un œil en arrière puis reprend la folle cavalcade jusqu’à la coda magistralement échevelée. Hourra et brava saluent l’exécution dense et stimulante d’une sonate considérable que prolongent trois bis jusqu’au premier mouvement de la « Sonate au clair de lune » (ne revenons pas sur ces étiquettes vendeuses qui ont accompagné nos compte-rendus…). Pierre Réach offre un peu

  • de douceur ici,
  • de mélancolie çà,
  • d’élévation là

avant le retour au rush virulent de la vraie vie, qu’éclaire parfois la musique de Ludwig van Beethoven quand elle est électrisée par ses porte-voix convaincus qu’elles irradient

  • « la bonté,
  • la générosité et
  • la fraternité ».

Certes pas les radiations les plus médiatiques du moment, mais pas forcément les moins désirables pour autant !