Pierre Réach joue Harlap et Beethoven, Synagogue de Copernic, 10 mars 2024 – 2/3

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Pierre Réach aux Batignolles, le 14 avril 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

On pourrait croire que, ça y est, les choses sérieuses vont commencer, comme si quelque 35′ de récital – racontées ici – n’avaient pas résonné. Capté par le pianiste, on a presque oublié le lieu où se déroule la manifestation et son acoustique pour le moins perfectible. Nous voilà aspiré par le marketing, qui donne plus de poids et de prix aux sonates de Ludwig van Beethoven quand elles ont une étiquette que lorsqu’elles n’ont qu’un numéro.
S’avance donc la Dix-septième sonate op. 31 n°2 dite « La tempête ». Beethoven la compose en 1802, un moment charnière de sa vie – un moment down, surtout puisque non seulement sa surdité est bien installée, mais il veut la garder secrète et, partant, doit s’exfiltrer de la ville. Le naming de la sonate est justifié par le fait que LvB affirme qu’y résonne l’esprit de La Tempête de William Shakespeare où, en gros, Prospero le noble magicien, ostracisé,

  • provoque le naufrage de ses ennemis,
  • les met à l’épreuve et
  • se réconcilie avec eux – suivez-moi pour plus de résumés littéraires express.

L’Allegro liminaire est anticipé par une mesure largo qui n’est pas qu’une mise en jambe. Elle marque en effet le début des cahots qui vont faire soubresauter le flux musical. La tempête, si l’on consent à ce filtre, ce ne sont pas seulement de grosses vagues, c’est aussi

  • le ressac,
  • l’attente de la prochaine lame,
  • les mouvements désordonnés du cœur,
  • la proximité
    • oppressante,
    • concrète et
    • immédiate de la mort,

cette proximité que, tous les jours, nous autres gens de terre vivons également mais nous débrouillons pour voiler comme une décoration sacrée lors de la Semaine sainte. Sans se noyer dans la métaphore marine filée, Pierre Réach rend avec art

  • la tension entre les arpèges libres largo,
  • les suspensions adagio et, au centre,
  • le désir des dix petites saucisses d’en découdre avec le clavier jusqu’à l’explosion que déclenche la main gauche.

En effet, loin de se contenter d’exiger une dextérité sans faille, la partition sollicite en sus la capacité de l’interprète à gérer

  • flux et reflux,
  • précipitation et retenue,
  • mouvement et brisures.

Pierre Réach excelle à esquisser une cohérence du zigzag, tadaaam Il laisse émerger une direction non pas en émondant, en limant, en aspirant les ruptures dans la motricité allègre de la virtuosité mais en les embarquant dans un swing singulier qui intègre les à-coups à la progression. Le live hyperbolise, et hop, ce précipité, et l’on se laisse volontiers secouer par la cohésion réachienne entre

  • savoir (connaissance savante et intime de l’œuvre) et savoir-jouer,
  • inflammabilité du clavier et bride de la modération provisoire qui rend plus impressionnant l’incendie,
  • exigence du texte et capacité de rendre l’aspect presque spontané et improvisé du jaillissement vital.

Il sourd, haha, de cet incipit bouillonnant une impression de nécessité

  • musicale,
  • anthropique et
  • charnelle.

Les

  • brisures,
  • mutations et
  • variations

évitent de réduire Beethoven

  • à la brutalité,
  • à la délicatesse ou
  • à la virtuosité.

Elles font entendre ce qui se joue derrière le son. Elles présentifient, ben voyons,

  • la puissance de la colère,
  • l’énergie des changements d’humeur et
  • la force du piano dont le compositeur exploite le potentiel pour exprimer
    • les limites contre lesquelles nous nous heurtons,
    • nos pulsions animales et même
    • la transcendance qui bat parfois dans l’humain…

jusqu’à l’extinction émouvante du mouvement. L’Adagio prolonge ces vibrations sur un tempo plus mesuré. Le compositeur continue de creuser dans la même mine les veines

  • de l’indécidabilité que miment les suspensions narratives,
  • de la quête sans laquelle rien
    • (silences,
    • ornements
      • papillonnant autour de la note,
      • la faisant advenir ou
      • racontant ce qu’elle aurait pu être,
    • fragmentations,
    • répétitions) et
  • de l’impossible unicité de nos vies dont rendent compte les contrastes du discours.

Désormais, il n’est plus question de tempérance : l’auditeur jubile en se gobergeant du travail sur

  • les sonorités propres à chaque registre,
  • les complémentarités des deux mains
    • (accompagnement / thème,
    • partage du lead,
    • dynamique motorique / direction mélodique…) et
  • les coutures
    • (effet rhapsodique,
    • réminiscences,
    • tuilages,
    • imitations,
    • surimpressions…).

L’Allegretto final tranche par son apparence guillerette. Pierre Réach la fait bientôt voler en éclats. S’immiscent dans l’allégresse

  • des accents (re)bondissants,
  • des staccati groovy et
  • des effets d’agogique qui dilatent le propos pour le mieux concentrer.

Résultat ?

  • Les graves explosent,
  • les contretemps crépitent dans les aigus, et
  • la virtuosité disparaît presque sous l’intensité rock du moment à laquelle, aux moments opportuns, la pédale donne
    • de l’aura harmonique,
    • du souffle qui défie la sécheresse de l’acoustique et
    • une emphase bienvenue.

Sans esbroufe, sans extravagance de tempi, sans minauderie, sans mise en scène grand-guignolesque, Pierre Réach offre à la partition et au compositeur

  • des piani parfaits (on a pas mal parlé, dans la précédente chronique, de ses forte ravageurs en omettant peut-être d’insister sur le plaisir qui naît de la confrontation entre fureur et douceur),
  • une fluidité époustouflante et
  • une musicalité assez réfléchie pour apparaître comme naturelle dans le miroir de l’instant.

Devant moi, un spectateur asiatique habillé avec un chic pour le moins pimpant n’en headbangue pas moins pour accompagner la pulsation entraînante, et affiche le sourire finaud du « connaisseur » (en français dans le texte) qui, sachant les les chausse-trappes, les difficultés et les trucs qui permettraient de les contourner

  • (allègement des notes,
  • pédale floutante,
  • p’tit ralenti bien pratique…),

dodeline du chef en constatant qu’il est fort, le mec qui ploum-ploume. Le triomphe fait à Pierre Réach, à peine la dernière note avalée, prouve que ce verdict est partagé de façon multiple par l’ensemble du public tant l’interprète a convaincu

  • du plaisir qu’il prenait à nous présenter ce monument à sa manière,
  • de son inclination personnelle pour l’œuvre et
  • de sa conviction que jouer – donc écouter – la dix-septième sonate de Ludwig van Beethoven, c’est pas seulement cool, fun voire funky : c’est important.

Et le plus dingodingue, c’est qu’une autre hénaurme sonate nous attend pour la prochaine notule…

 

Plus d’articles sur Pierre Réach (compte-rendu de disque et de concert + grand entretien) ici.
Un autre article à suivre !