Pierre Réach joue 9 autres sonates de Beethoven (Anima) – 8/8

admin

Première du disque

 

Incapable de nous quitter sur les adieux de la vingt-sixième sonate, Pierre Réach boucle le deuxième disque de son troisième et avant-dernier coffret Beethoven par la sonate opus 101 en La. C’est la fin d’une étape de 2 h 30 enregistrées en à peine cinq jours à l’auditorium Josep Carreras de la Vila-Seca devant les micros toujours très fins d’Étienne Collard.
Le premier mouvement, Allegretto ma non troppo, doit être pris “assez vif, avec le sentiment le plus intense”. L’interprète éclaire l’élégant balancement en 6/8

  • de nuances miroitantes,
  • d’un tempo souple, et
  • d’hésitations joyeuses fondées sur le jeu entre
    • répétition,
    • mutation et
    • résolution.

À cela s’ajoutent

  • de jolis changements de registre,
  • des contretemps entraînants et
  • des suspensions intrigantes.

De quoi nous mettre en appétit avant le “mouvement de marche animé”, aussi tagué “Vivace alla marcia”. Double bascule : du La au Fa, et du ternaire au binaire. Pierre Réach n’y déçoit pas ses aficionados, préférant

  • la tonicité au fracas,
  • le rebond au bruit,
  • le phrasé éclairant aux clameurs écrasantes, et
  • l’accent juste au martèlement potentiellement expressif mais forcément limité.

L’exploitation par le compositeur des possibilités instrumentales

  • (ampleur des registres,
  • largeur des nuances,
  • ciselage protéiforme des tailles des notes définies par les choix d’attaque et de pédalisation)

réussit à un interprète assez inspiré pour faire feu de tout bois

  • (surprises du ternaire contre binaire,
  • étonnement suscité par des nuances peu prévisibles,
  • motorisme des octaves plaquées ou égrenées en doubles croches,
  • solidité des doigts et efficience des poignets définissant les touchers).

L’étrange modulation en Si bémol ajoute, en duo, une pincée d’épices dans ce mouvement relevé. On s’y laisse bousculer par

  • les hachures d’une ligne mélodique sciemment friturée (et hop),
  • les itérations insatisfaisantes que la partition laisse largement irrésolues, et
  • les grondements préparant le retour à l’initial en reprenant des éléments idiomatiques du premier segment.

L’énergie

  • du rythme pointé,
  • des trilles,
  • des appogiatures et
  • du souffle apporté par les respirations que ménage Pierre Réach

ne cesse de saisir l’auditeur avec force pour le faire presque plus danser que marcher. Le mouvement “Lent et plein d’une inspiration ardente”, autrement dit Adagio ma non troppo, con affetto, concentre alors la mesure sur deux temps tout en sautant et de tonalité (la) et, pour un moment, de mode (mineur).

  • Sans mélo,
  • sans stabylotage (pardon pour ce terme résolument musicologistique),
  • sans souci de surinterpréter le texte,

l’interprète pose avec une maîtrise bluffante un texte oxymorique car simultanément

  • méditatif et rebondissant,
  • binaire mais mâtiné de ternaire (l’affaire se métisse d’un passage en 6/8),
  • unifié dans un même geste mais chaotique.

Et cela ne s’arrange pas ! “Vite (mais pas trop) et décidé”, autrement dit Allegro, est-il indiqué en tête du dernier mouvement, le plus long de la sonate. Un mi trillé l’ouvre pour préparer la facile glissade vers le La originel. Pierre Réach y excelle pour rendre l’intermittence d’un ruissellement en écho qu’interrompent de nombreux obstacles :

  • la tentation de la suspension en point d’orgue,
  • la tranquillité du balancement,
  • la brutalité d’un soupir qui rompt l’emportement d’un crescendo pour ouvrir la voie voire la voix à un piano dolce subito.

Par le jeu

  • des nuances,
  • des attaques,
  • des touchers et
  • des phrasés,

l’interprète articule les différentes phases du discours avec une clarté et dynamisme enthousiasmants. De la sorte, il permet à son auditeur de jouir de la contradiction roborative qui anime la sonate. En effet, de nouveau dans ce dernier volet, se mêlent à la fois

  • un allant patent,
  • un plaisir de l’engrenage qui semble dévaler vers une joie complète, et
  • l’insatisfaction perpétuelle qui, loin d’engoncer la partition dans une frustration chafouine, la pousse à chercher un aboutissement en
    • reprenant les termes du débat,
    • changeant légèrement d’approche et
    • en trouvant, de la sorte, un plaisir au report de l’explosion ultime car, au fond, si advenait l’apothéose, la musique s’arrêterait.

En témoigne la transition vers la fugue en la mineur, à la fois

  • douce (pianissimo et ponctuée de blanches paisibles),
  • progressive et
  • conclue avec une violence sans fard.

Que l’inclination pour l’insatisfaction et la bipolarité soudaine dont témoigne l’écriture de la sonate soit autobiographique ou non n’a guère d’importance. Ludwig van Beethoven a ici la pudeur de substituer à la contemplation de son petit nombril (si, même quand c’est celui d’un compositeur estimé important, le nombril reste petit)

  • la science de l’harmonie,
  • la maîtrise de la construction et
  • le savoir-faire créatif qui suscite sans cesse l’intérêt.

Or, même si cela peut paraître – à raison – trivial, il est vrai que, dans le microcosme parfois fffatigant où il nous arrive de

  • patauger,
  • clapoter voire
  • stagner en nous engonçant doucettement dans la vase des jours,

lorsque des artistes veillent à susciter l’intérêt ou le suscitent à l’insu de leur plein gré, ce n’est pas la moindre des raisons qui poussent à goûter leur travail. Soit, donc, une fugue à quatre voix, dont Pierre Réach polit la polyphonie en associant

  • la clarté de chaque voix
    • (lead,
    • accompagnement,
    • twist relançant la mécanique),
  • la puissance tonique et tonifiante du contrepoint
    • (agencement des nuances,
    • efficacité des trilles,
    • surgissement des accents et des sforzendi), et
  • la cohérence de l’ensemble
    • (unité des phrasés sur un même motif,
    • écho des staccati,
    • équilibre des registres).

L’exercice qu’est toute fugue est sublimé par

  • l’usage finement pensé de la pédale de sustain,
  • des respirations parfaitement ajustées au flux des notes et
  • une musicalité qui infiltre même le tempo.

De fait, Pierre Réach montre par exemple que, tout en restant régulier, on peut donner l’impression d’une arythmie éclairant tel ou tel segment. Pour cela, le musicien propose

  • ici un microsilence,
  • çà un brusque pianissimo,
  • là une nouvelle répartition d’intensités (la voix 4 devenant par exemple d’un coup plus audible que la 2 qui menait le bal).

Ces ruptures n’entravent pas la fluidité ni l’ostinato du beat mais

  • traduisent,
  • décryptent,
  • accompagnent,
  • animent et
  • incarnent

les desseins du compositeur. Le retour en majesté du La s’effrite très vite, ranimant la tension liminaire entre

  • brio et interrogations,
  • flamboyance et introspection,
  • rutilance et ombres intérieures.

On se laisse

  • emporter par ces miroitements,
  • secouer par les changements de caractère,
  • happer par les moments intermédiaires où le compositeur semble ronchonchonner en cherchant la suite, et
  • impressionner par les rugissements créatifs, qu’ils soient joués pianissimo ou fortissimo.

En bref, avec cette sonate, Pierre Réach claque une conclusion encore

  • plus étonnante que réussie,
  • plus bouillonnante que magistrale,
  • plus euphorisante que virtuose.

Il n’aurait pu y avoir de meilleur teaser pour le dernier coffret de l’intégrale dont on annoncer l’enregistrement pour janvier 2025 !