Pierre Réach joue 9 autres sonates de Beethoven (Anima) – 7/8

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Première du disque

 

« Les Adieux », un mauvais titre pour cette vingt-sixième sonate ? A priori, oui, puisque c’est aussi le titre du premier mouvement, ce qui l’empêche d’embrasser les deux autres (« L’absence » et « Le retour »). A posteriori, sans doute pas : ce côté claudiquant paraît insinuer que, fût-on membre de la famille impériale comme le dédicataire de cette œuvre, on n’en reste pas moins déchiré par la fuite et l’exil, que ceux-ci soient

  • géographiques,
  • intérieurs ou
  • interpersonnels.

Aussi, par-delà le décorum programmatique, convient-il d’écouter la musique pour ce qu’elle est, artistiquement et symboliquement, donc de redonner à l’intuition et au feeling la part de liberté que risquerait de lui ôter une trop stricte recherche de littéralité entre intitulé et geste compositionnel. Cela peut sembler paradoxal quand l’Adagio liminaire inscrit au-dessus des trois notes descendantes et des trois intervalles grandissants (une tierce, une quinte et une sixte) les mots « Lebe wohl » (les adieux). Pourtant, plus que la tristesse, Pierre Réach souligne, grâce à un toucher délicat et une différenciation nette des voix, la tension qui habite la partition :

  • tentation du mineur et des modulations frottant contre la promesse d’un Mi bémol solide,
  • évitement de l’ultragrave qui stabyloterait le sens au lieu de le donner à percevoir,
  • cohabitation contradictoire entre
    • basse descendante,
    • ligne aiguë montante et
    • énergie battant à travers
      • les mordants poussant de l’avant,
      • le ternaire échappant brièvement à la fatalité du binaire,
      • le questionnement sans réponse des séries d’accords troublées par le silence,
      • l’hésitation des crescendi / decrescendi et des répétitions créant le suspense.

L’Allegro qui suit le bref prélude assume cette association entre

  • mouvements contraires,
  • tonalités fluctuantes, et
  • multiplicité
    • de touchers,
    • d’intensités et
    • de couleurs.

Loin de chercher à unifier ce paysage sonore, l’interprète ne le disloque pas non plus par des contrastes risquant de virer à l’abscons ou au confus. Il semble créer des motifs récurrents, reconnaissables, en fonction

  • de l’attaque,
  • de la nuance,
  • du phrasé,

qui guident l’écoute en associant

  • variété de trait,
  • fulgurance de la surprise et
  • cohérence du tableau.

Point, donc, ici, d’écrasement de la musique sur la représentation topique d’adieux ou d’une fuite, mais bel et bien recherche d’une musicalité laissant l’exégèse narrative ouverte, selon la terminologie d’Umberto Eco – et, évidemment, l’on apprécie fort cette latitude, autrement dit cette confiance, dans la capacité presque co-créative de l’auditeur.

  • L’indécidabilité rend la musique d’autant plus passionnante ;
  • les élans lyriques ou sautillants en sont plus saisissants ;
  • les légères marques d’agogique attrapent d’autant mieux l’oreille.

Dès lors, apparaît peu à peu l’une des singularités de cette sonate qui semble bien être le travail sur le temps. En effet, quitte à caricaturer, l’on pourrait presque dire que chaque mouvement de sonate est souvent pensé comme un bloc, certes souvent enrichi par quelques changements de forme çà ou là, mais globalement, d’une cohérence peu contestable. Ici, Ludwig van Beethoven n’hésite pas à déstructurer en apparence le propos. Si déchirement il y a, c’est d’abord celui d’une écriture qui s’interrompt volontiers ou, a minima, se suspend.

  • Des rondes coupent l’emballement des bariolages ;
  • des notes isolées reprenant la descente liminaire se libèrent de l’harmonie ;
  • des effets d’attente cassent momentanément l’évidence des enchaînements.

L’interprétation de Pierre Réach en rend d’autant mieux raison que, à son souci de rigueur textuel, s’ajoutent des effets eux-mêmes inscrits dans le temps :

  • circonscription de la note grâce à la précision du toucher,
  • étalement d’un son qui éclabousse par un accent débordant ses seules limites temporelles,
  • maîtrise d’une pédalisation qui, tour à tour,
    • associe,
    • dissocie et
    • frictionne les notes voisines.

L’absence telle que représentée par l’Andante espressivo est le plus bref mouvement de la trilogie. Il est indiqué « allant mais très expressif », d’autant plus expressif peut-être qu’il est en do mineur (si, le mode mineur, c’est expressif). L’interprète en rend l’ambiguïté consubstantielle, et hop, dont témoignent les contrastes suivants :

  • allure posée mais prédominance des rythmes pointés et des contretemps ;
  • structure binaire mais valorisation des temps faibles ;
  • clarté du lead mais importances des fioritures ;
  • tranquillité du tempo mais afflux de triples voire quadruples croches.

Le mouvement assume son statut d’intermède (version optimiste d’une absence qui serait forcément éphémère) que Pierre Réach pimpe par

  • des respirations aériennes,
  • des nuances fines mais jamais minaudantes, ainsi que par
  • des suspensions cristallines qui nous élèvent

et que la prise de son décidément magique d’Étienne Collard saisit et restitue incroyablement – non, de même que, quand on vitupère, on ne règle pas de comptes perso, de même, quand on s’incline et applaudit, on ne lèche point de pommes : on salue des gens qui travaillent et qui nous ébaubissent, nuance. La preuve ou presque : faute d’un meilleur endroit pour noter cette remarque de détail, espérons que la quatrième du prochain coffret concluant l’intégrale sera plus fine et numérotera les pistes à la file au lieu de les renuméroter à chaque sonate – de sorte que celui qui veut écouter le troisième mouvement de telle sonate n’ait pas à calculer quelle est la bonne piste. C’est un détail, certes, mais votre chemise a des boutons, c’est aussi un détail et cependant reconnaissez que, grâce à ce détail, c’est rudement plus pratique pour la fermer !
L’esprit paradoxal revient avec le dernier mouvement en 6/8 siglé Vivacissimamente, et intitulé « Le retour » ce qui doit sonner bizarrement dans une sonate appelée « Les adieux ». Pierre Réach y règle la tension entre

  • la joie,
  • l’urgence et
  • un minimum de dignité (on est censé évoquer une famille impériale, hein, les gueux, bon, voilà, quoi) que manifestent les noires à l’octave.

Musicalement, cela passe par

  • du swing,
  • de l’agogique,
  • du contraste et
  • du sentiment d’urgence
    • (appogiatures accélérant le débit,
    • trilles dynamisant voire dynamitant la mesure,
    • triolets butant contre le binaire pour donner une impression de précipitation,
    • traits tranquillement vertigineux et
    • exploitation maline du large spectre de registres pianistiques).

Le compositeur semble jouir à fond des contrastes.

  • Changements de tonalité versus prédominance du Mi bémol,
  • tonicité des octaves à la chaîne versus quasi stabilité des bariolages,
  • efficacité des accords répétés versus ruptures de logique musicale

animent le mouvement. Pour qui en doutait, il appert que la supervivacité exigée par LvB n’est pas seulement vitesse mais surtout

  • dynamique,
  • émulsion et
  • explosivité

propres à l’interprète. Or, Pierre Réach sait à la fois

  • retenir,
  • jaillir,
  • propulser,
  • maîtriser quand survient un passage poco andante… et
  • relancer pour claquer le finale pomposo heureusement concentré.

Ainsi s’épanouit une sonate à grand spectacle que

  • les doigts,
  • la vista et
  • l’inspiration

du pianiste porte à un très haut degré d’expressivité, dissolvant toute limitation programmatique. Bref, quel feu d’artifice en attendant l’opus 101 qui couronnera cet impressionnant coffret !


Épisodes précédents
Sonate opus 2 n°2
Sonate opus 10 n°1
Sonate opus 13 (“Pathétique”)
Sonates opus 49
Sonate opus 53 (“Waldstein”)
Sonate opus 79