Pierre Réach joue 9 autres sonates de Beethoven (Anima) – 5/8

admin

Première du disque

 

Pour ouvrir le second disque de son troisième coffret de l’intégrale des sonates beethovéniennes, ouf, Pierre Réach a choisi la monumentale vingt-et-unième en Ut, dédiée au sponsor du compositeur, le sieur Waldstein. Après la dix-neuvième et vingtième (en réalité très antérieures), qui pesaient à peine huit minutes pièce, voici plus de 26′ réparties en deux mouvements de 11′ plus, au centre, un mini mouvement de 3′ qui introduit la seconde partie. Autant pour la sacro-sainte « forme sonate » que le compositeur n’hésitait pas à réinvestir ; et autant aussi pour le caractère aimable des deux précédentes, tant celle-ci rayonne d’une ambition sans comparaison… peut-être en partie pour une raison technique. En effet, on raconte que, autour de 1804, LvB a perçu un nouveau piano Erard, avec plus de touches et de possibilités. Dans cette nouvelle sonate, il compte donc bien profiter de ces nouveaux horizons pour élargir sa geste créatrice.
De fait, l’Allegro con brio commence par opposer un grondement grave et des échappées dans les aigus. Le motorisme

  • (bariolage,
  • arpèges,
  • chromatisme,
  • staccati)

se refuse pourtant à l’univocité :

  • passages posés (dolce e molto ligato),
  • triolets de croche et
  • thème à la main gauche

semblent un temps proposer une autre direction avant que

  • vitesse,
  • tonicité et
  • cahots

ne dissolvent cette option, la reprise actant cette absence d’échappatoire qui est aussi cohérence. Dans cet exercice de

  • dynamique presque perpétuelle,
  • contrastes et
  • fausses pistes,

Pierre Réach brille par

  • sa sûreté digitale,
  • son attention au texte et
  • sa capacité à penser la partition autant qu’à la jouer (ce qui n’est pourtant déjà pas rien) pour ne pas opposer les atmosphères entre elles mais, au contraire, suggérer qu’il s’agit de faces différentes d’une même inspiration prompte à se renouveler.

On goûte les délicatesses de nuance qui s’expriment dans trois dimensions :

  • le temps comme diachronicité
    • (crescendi,
    • decrescendi,
    • piani subito),
  • l’espace comme immédiateté (étagement des intensités entre les différentes voix) et
  • l’intention comme expressivité
    • (touchers,
    • phrasés,
    • pédalisation).

La caractérisation des registres

  • (superbe des graves,
  • légèreté des aigus,
  • efficacité du médium)

profite à l’intérêt narratif d’un propos souvent proche du ressassement. Loin de se satisfaire des astuces connues du développement, le compositeur semble préférer l’itération comme pour ronger l’os afin d’en extraire à l’usure sa substantifique moelle. S’exprime ainsi quelque chose qui tient plus de l’oxymoron (rapprochement des contraires) que de la dichotomie (laquelle suppose une séparation), tant le récit associe intimement

  • la stabilité des motifs, répétés sans trêve ou presque,
  • leurs mutations
    • (rythme,
    • modulations,
    • registres) et
  • la complémentarité
    • des pulsations
      • (binaire,
      • ternaire,
      • augmentée avec
        • appogiatures,
        • points d’orgue et
        • ritardendi, par ex.),
    • des caractères et
    • des couleurs.

L’introduzione, siglée adagio molto, passe en Fa et en ternaire. Elle travaille

  • le grave,
  • le solennel et
  • la suspension.

Le toucher de l’interprète y fait merveille : Pierre Réach paraît maîtriser un piano prêt à bondir, tout en nous laissant imaginer son bouillonnement intérieur – c’est le rôle de ce mouvement dont le pianiste prend le temps de nous faire goûter l’étrange modulation finale (Am | Dm/F | Sol 7) permettant de revenir à la fois

  • en Ut – par glissement – et
  • en binaire puisque, à mesure que le rythme ralentit, l’ontologie binaire du 6/8 (en réalité 2X3/8) apparaît.

Le rondo, marqué allegretto moderato, surgit avec délicatesse et « sempre pianissimo ». Avec une précaution assez rythmée pour ne jamais friser la mièvrerie,

  • les mains se croisent,
  • les notes ruissellent,
  • le duo thème – accompagnement caresse l’oreille et s’enrichit peu à peu
    • (octaves,
    • redoutables trilles,
    • triolets de doubles croches).

L’affaire finit donc par s’emballer

  • (sforzendi,
  • fortissimi,
  • friction entre binaire et ternaire,
  • tonicité des accents),

sans que, pour autant, Pierre Réach n’oublie d’ajouter une touche poétique reliant l’incipit charmant à cet embrasement. La pédalisation à 2′ est formidable, en cela qu’elle révèle des harmonies inattendues (Ut se transforme en C7M puis en la que l’on suppose mineur). Révéler des possibles cohérents avec le texte et l’esprit mais souvent insoupçonnés chez LvB contribue évidemment à l’intérêt et au plaisir de l’écoute. Un retour au calme clôt cette première partie ABA et prépare la bascule vers la partie mineure où l‘énergie des staccati se mêle

  • au vrombissement des triolets de doubles croches,
  • à la solidité des accords,
  • aux modulations,
  • au swing des contretemps et
  • au flux des intensités, du fortissimo au sempre pianissimo et retour.

Une transition sciemment ténébreuse s’éclaire brusquement pour revenir au thème liminaire et principal en majeur. Entre

  • virulence,
  • légèreté et
  • jubilation,

il est évident que le mouvement s’apprête à briser là, après la réexposition brillante du motif initial. Que nenni !

  • La virtuosité gagnant les deux mains,
  • la férocité des accords et
  • les très importantes variations de nuances

préparent, en réalité, un nouveau sursaut créatif qui surgit prestissimo et piano, un combo très efficace. Les dix petites saucisses se courent après dans une fausse innocence pastorale que secouent les modulations. Le finale apparaît donc comme une grande synthèse, annoncée par d’impressionnantes séries d’octaves toujours pianissimo.

  • Le 6/8 du deuxième mouvement est rappelé par le passage implicite en 6/4 ;
  • le thème principal est relancé par l’iconique trille sur le sol ;
  • les modulations en La bémol ou fa mineur font écho aux précédentes ;

et tout ceci est concaténé de façon synchronique, et hop – en clair, ça ne s’enchaîne pas, c’est quasiment simultané. Cela corrobore la vision synthétique de Pierre Réach, pour qui il n’y a pas

  • un Beethoven euphorique,
  • un Beethoven ronchon et
  • un Beethoven fou furieux

mais bien un seul et même compositeur qui exprime différemment une seule et même personnalité. La pédalisation généreuse des accords d’Ut de la péroraison le signalent une dernière fois : le fortissimo se fond dans le pianissimo, et le dernier accord n’est pas tonitruant, c’est une synthèse entre les deux, juste un forte. En somme, par-delà les qualités techniques de l’interprète, essentielles, évidentes mais insuffisantes en soi pour émouvoir,

  • ce niveau d’attention aux détails qui n’en sont pas,
  • ces intuitions que l’exécution objectivise et conforte,
  • cette cohérence dans l’exégèse de l’œuvre entier d’un compositeur

confirment l’intérêt de l’intégrale de Beethoven en cours… et dont nous poursuivrons tout bientôt l’exploration !


Épisodes précédents
Sonate opus 2 n°2
Sonate opus 10 n°1
Sonate opus 13 (“Pathétique”)
Sonates opus 49