Pierre Réach joue 9 autres sonates de Beethoven (Anima) – 2/8

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Première du disque

 

La cinquième sonate, techniquement repérée comme l’opus 10 n°1 en ut mineur, n’est pas la plus connue des trois sœurs assemblées par Ludwig van Beethoven dans le même opus publié en 1798. Peut-être lui manque-t-il un brin de naming pour passer plus souvent sur Radio Classique voire attiser la curiosité des mélomanes – ah ! si elle s’était appelée « la Tourmentée », par exemple, la taille de son succès en eût été changée !
Articulée en trois mouvements, elle s’ouvre sur un Allegro molto e con brio, s’il-vous-plaît, à trois noires par mesure. Va donc pour

  • l’énergie,
  • la dynamique et
  • le swing

auxquels Pierre Réach ajoute

  • le contraste de touchers et d’intensités,
  • la gourmandise des fortissimi et de la célérité
    • des triolets,
    • des doubles après la croche pointée et
    • des appogiatures, ainsi que
  • le sens de la respiration (il y a beaucoup de silences, dans l’ouverture de la sonate, qu’il convient
    • de respecter,
    • d’anticiper en les intégrant au discours et
    • d’en suggérer la polysémie : ces suspensions
      • miment-elles un halètement,
      • signalent-elles la préparation d’une prochaine attaque,
      • participent-elles d’une tentative de retour au calme ?).

Dans la seconde partie de ce mouvement AAB,

  • la délicatesse du balancement,
  • la finesse des staccati et
  • l’art réachien du crescendo

contribuent à capter l’attention et à presque faire oublier que tel bariolage – tout motorique qu’il soit – ou telle reprise peut paraître superfétatoire à nos oreilles pressées. En dépit de ces réserves qui feront bondir les beethovénophiles confirmés, l’intérêt ne baisse jamais tant il est porté par de jolies trouvailles mises en valeur par l’interprète. On goûte ainsi

  • la tentation du majeur (le mode, pas le doigt),
  • les modulations parfois inattendues,
  • les ruptures du discours,
  • les ornementations remarquablement calées dans
    • le flux,
    • la logique et
    • l’esprit de la phrase (elles servent
      • ici à embellir le propos,
      • çà à emballer la mélodie,
      • là à donner une impulsion nouvelle ou à lisser les intervalles pour porter la note qu’elles introduisent), ainsi que
  • la caractérisation des différents registres de l’instrument.

Contribue à cette réussite l’excellente prise de son signée Étienne Collard – une captation à la fois

  • proche et précise,
  • nette et chaleureuse,
  • spatiale et claire.

Le deuxième mouvement, un Adagio molto en La bémol et à deux temps, approfondit une caractéristique de cette sonate sur laquelle l’interprétation de Pierre Réach a attiré notre attention : le travail sur les alentours de la note. En effet, participant de la ligne mélodique, de nombreuses micronotes, et hop, animent le discours. Papillonnent ainsi

  • appogiatures variées,
  • ornements et
  • triples croches isolées ou intégrées à un gruppetto inattendu de 5, 6, 7 ou 12.

En mettant en évidence la variété de ces enrichissements qui peuvent se cumuler, le pianiste rend raison de l’oxymoron rythmique que constitue le mouvement. En clair ou presque, c’est super lent et, cependant, ça groove. Il faut donc à la fois

  • préserver la sérénité de l’adagio,
  • ne pas gommer ses tensions et
  • réussir les breaks exigés par telle variation ternaire greffée sans ménagement sur une dynamique binaire,

Beethoven s’amusant même, après les avoir exposées, à mixer les deux battues. Pour son porte-voix, cela passe par une attention scrupuleuse aux

  • attaques,
  • détachés,
  • choix d’agogique et
  • compréhension intérieure de ce qui fait l’unité d’un mouvement multiple et que peuvent traduire, par exemple,
    • les respirations,
    • la pédalisation et
    • les nuances.

Après un allegro molto et un adagio également molto, le troisième mouvement ne fait pas dans la demi-teinte non plus : ce sera un finale prestissimo en ut mineur avec quatre temps par mesure comptés deux. Bref, ça va bouger les saucisses ! D’ailleurs, on est fixé dès la première mesure, car elle commence sur une levée (en gros : pas sur un temps, ce qui baliserait la phrase – là, on est déjà enmouvement). Si moult tragédies classiques s’ouvrent par un « Oui » pour nous laisser imaginer que nous surprenons les personnages in medias res, ce début précipite l’auditeur dans une urgence qu’expriment, entre autres,

  • le tempo qui enfonce la poignée dans le coin,
  • les staccati bondissants,
  • les contretemps qui relancent la machine,
  • l’accélération du débit (passer des croches aux triolets et aux doubles, donc aller une fois et demie puis deux fois plus vite) et
  • les fortissimi qui secouent le piano.

Pierre Réach ne s’y trompe pas, qui ne choisit pas le plus ébouriffant des tempi. Savant interprète, il sait que, en musique, la vitesse n’est pas que quantitative. Elle est aussi qualitative et se mesure à l’impression que communiquent à l’auditeur

  • la pulsation,
  • la dynamique et
  • la tonicité de l’interprétation.

Aussi le pianiste nous embarque-t-il moins dans un bolide sur un circuit automobile que dans un fiacre cahotant promptement sur quelque sente forestière aux cahots imprévisibles, ce qui rend le voyage moins confortable, peut-être, mais bien plus intéressant. En témoigne la partie B de ce mouvement AAB, comme le premier. Sans sombre dans le chaos, les cahots sont nombreux. Citons parmi eux

  • les modulations qui se bousculent,
  • la tentation du mode mineur qui semble s’imposer avant de se dissoudre brusquement,
  • les quintolets qui se frottent aux quartolets et rendent plus fougueuse la montées chromatique,
  • les suspensions
    • (silences,
    • respirations,
    • points d’orgue) et
  • les changements de tempo
    • (long ritardando,
    • micro adagio,
    • fin ralentie éteignant la course dans un decrescendo intrigant).

Avec cette cinquième sonate, Pierre Réach confirme sa dilection pour une lecture

  • investie,
  • scrupuleuse et
  • inspirée

du corpus beethovénien,

  • sans distinction d’investissement selon la notoriété de l’œuvre,
  • sans systématisme dans l’orientation de l’interprétation que l’on entend, depuis le début de l’intégrale,
    • ici explosive,
    • çà recueillie,
    • là rayonnante, et
  • sans nécessité d’en rajouter pour pimper à la mode contemporaine tel passage
    • en le surdramatisant,
    • en le reromantisant ou
    • en le rendant plus circassien que poétique par un p’tit coup d’accélérateur virtuose dont il aurait pourtant les moyens.

Trois choses seulement semblent captiver le pianiste dans les sonates de LvB :

  • la musique,
  • la musique et
  • la musique.

Les passionnés de pyrotechnie démonstrative et d’esbroufe rutilante passeront leur chemin. Quant à nous, nous examinerons tantôt si le parti pris réachologique sied à la Pathétique – ce sera la prochaine sonate à tourner sur notre gramophone.