Pelléas et Mélisande, Bastille, 28 février 2025 – 1/4
L’étrangeté de Pelléas et Mélisande, « drame lyrique en cinq actes et douze tableaux », qui tient au texte de Maurice Maeterlinck et
- aux harmonies,
- aux textures et
- au traitement des voix fomenté par Claude Debussy en 1902,
participe du succès persistant de l’opéra. La nouvelle production présentée à Bastille semble à la fois comprendre cet enjeu et la tension qui en découle, sans pour autant oser vraiment l’affronter.
L’histoire, elle, est presque simple. Golaud (Gordon Bintner), roitelet chasseur, découvre Mélisande (Sabine Devieilhe) dans une forêt où il s’est perdu. Il l’épouse au lieu de se marier avec une princesse, ce qui chafouine sans plus son grand-père Arkel (Jean Teitgen). Pelléas (Huw Montague Rendall), fils de Geneviève (Sophie Koch) comme Golaud, tombe réciproquement amoureux de Mélisande. Golaud tue Pelléas. Mélisande meurt de chagrin après avoir accouché, et c’est la fin.
La mise en scène de Wajdi Mouawad, le patron du théâtre de la Colline où il a tout loisir de produire ses propres pièces (jusqu’à fin 2025, puisqu’il vient de démissionner), hésite – et assume son hésitation – entre littéralité parfois surlignée (vidéo initiale de forêt signée Stéphanie Jasmin, ajout de bruitages d’oiseaux totalement inutiles avant que la vraie musique ne prenne place…) et utilisation symbolique de l’espace (structure unique du décor – une espèce de praticable en arc de cercle avec un rideau au fond où sont projetées les vidéos – signée Emmanuel Clolus) ou des accessoires de conte (un sanglier traverse la scène à deux pattes avant que Golaud ne l’évoque dans une tirade). Tout se passe comme si le technicien voulait à la fois
- dire et taire,
- se conformer et divaguer,
- expliciter et suspendre.
L’idée est séduisante ; à notre aune, la réalisation manque
- de chair,
- d’émotions et
- de fulgurances
pour transformer la théorie en enjeu théâtral. L’orchestre, lui, placé sous la direction d’Antonello Manacorda, tâche de tirer l’œuvre vers le symbolique. Sa pâte musicale le révèle moins avide
- de sursauts,
- de dynamiques et
- de contrastes
que de frémissements. Dans le prologue, on le découvre
- poétique,
- attentif à la souplesse du chef, et
- coloré.
Dès sa première scène, le Golaud de Gordon Bintner paraît manquer de puissance, comme s’il privilégiait la prononciation – correcte – à la posture d’autorité de son personnage, confronté à la sensibilité diaphane de Mélisande. Celle-ci, incarnée par Sabine Devieilhe, a
- le souffle,
- le timbre,
- la fragilité et
- le souci du texte
qui lui donnent une épaisseur plus séduisante que si elle avait été réduite à une poupée de cire, une poupée de sons. Il faut bien cela pour que le spectateur puisse s’accrocher à une représentation souillée par les costumes d’Emmanuelle Thomas, effarants de pauvreté, et les coiffures ridicules dont Cécile Kretschmar affuble les chanteurs, au premier rang desquels Sophie Koch. La Geneviève de cette dernière fuit toute tentative de démonstration vocale pour se concentrer sur l’ajustement entre
- texte,
- personnage,
- situation et
- musicalité si particulière voletant autour d’un faux parlando.
L’Arkel de Jean Teitgen a, lui, la voix entre deux chaises. Il n’est pas assez basse profonde pour faire vibrer le rôle dans sa dimension la plus intime ; et il n’est pas assez baryton pour colorer autrement sa puissante partie. Aussi, en dépit d’un vibrato confinant sur certains registres au tremblement, cherche-t-il à souligner la complexité de son personnage : Arkel, c’est l’autorité, mais une autorité attaquée de toute part. Le roi est
- vieux,
- presque aveugle, et
- même Golaud, qui lui était jusqu’alors soumis en tout, passe outre le mariage que son grand-père a décidé.
Comme Jean Teitgen, ce que semblent vouloir représenter Wajdi Mouawad et l’ensemble des interprètes, c’est ce battement entre
- le langage,
- l’intelligibilité,
- l’onirique et
- la diégèse.
Maurice Maeterlinck prête le flanc à ce possible, en interpolant
- formules convenues et punchlines décoiffantes,
- espace indistinct et topoi ultra reconnaissables,
- dimension poétique et direction narrative on ne peut plus classique.
Admettons-le, le résultat dramatique n’est pas à la hauteur de ces hiatus stimulants.
- Le praticable sur lequel crapahutent les artistes assèche l’imaginaire plus qu’il ne le développe, dans la mesure où il écrase chaque situation sur un dispositif peu ou prou identique.
- Les vidéos semblent paradoxalement vouloir compenser la pauvreté du décor qui a pourtant été choisie par le metteur en scène, avec des effets Stabylo hélas presque cocasses (« je venais du côté de la mer » et, pof ! la vidéo montre la mer…).
- L’utilisation abondante du rideau à lamelles en fond de scène ne tarde pas à lasser, bien qu’elle symbolise – lourdement, donc – ce travail sur la lisière entre
- dicible et indicible,
- visible et invisible,
- décryptable et inaccessible.
Dès lors, la poésie du trio concluant l’acte premier, featuring
- Sophie Koch, partagée entre nostalgie et fatalisme,
- Sabine Devieilhe, dont la Mélisande commence à comprendre dans quel pétrin elle s’est à nouveau fourrée, et
- Huw Montague Rendall, dont le Pelléas feint de lutter encore contre son inclination pour l’Interdite (en un mot ou avec trait d’union),
lutte pour élever une proposition scénique dont la force est la faiblesse : ne pas décider entre explicite et implicite, donc ne pas exploiter toute la puissance de l’un (assumer la lisibilité du récit malgré ses zones de brume) ou de l’autre (assumer la liberté poétique d’une fiction rétive à la factualité), en dépit d’un orchestre somptueux de mélancolie quand il répond à la question de Mélisande, à la fin du premier acte : « Oh, pourquoi partez-vous ? »
À suivre !