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Pauline Klaus, le 24 juin 2024, Paris 8. Photo : Bertrand Ferrier.

 

À l’occasion de l’édition 2024 des Musicales d’Assy, festival impulsé par Pauline Klaus, nous publions un grand entretien avec la violoniste-pédagogue-organisatrice.

  • Diplômée du CNSM de Paris,
  • lauréate du Conservatoire royal de Bruxelles,
  • auréolée – au moins – d’un master de philosophie en Sorbonne,

l’artiste nous ouvre les coulisses d’une carrière singulière mais pas solitaire, associant, entre autres,

  • le quatuor (avec ses complices du Lontano),
  • le concert avec orchestre et
  • le récital solo

à, donc, l’invention et la réinvention d’un festival créatif mais aussi à l’enseignement à hauteur humaine,

  • chaque activité,
  • chaque passion,
  • chaque heureux détour

semblant nourrir l’inspiration de la musicienne. Bonne découverte aux curieux !

 

Cliquer pour découvrir les épisodes précédents
1. Être violoniste, non-mode d’emploi
2. Faire du violon un métier, les coulisses d’un choix
3. Inventer un festival, pistes et contre-pistes
4. Inciter à la création, projet de vie
5. Faire (de) la musique, les dessous d’un mystère


Épisode 6
Construire sa visibilité,
illusions et perspectives

 

Pauline Klaus, nous avons évoqué le rapport entre la musique et la parole. Si vous l’acceptez, évoquons à présent le rôle de la parole non pas pour

  • enseigner la musique,
  • s’accorder sur une interprétation ou
  • présenter une œuvre pendant un concert

mais pour assurer la promotion de son travail artistique. Cela pourrait passer pour une question triviale ; en réalité, j’imagine que (malgré vous, peut-être) c’est un élément constitutif de votre métier tant de directrice artistique que de musicienne… Comment vivez-vous la nécessité d’être présente digitalement ?
Bon, je dois admettre que, sur ce plan, il faudrait que je me pose pour y réfléchir, mais voilà des années que l’on m’y presse et que je ne m’y contrains pas. Autant dire qu’il y a peu de chances pour que ça change !

 

« Le risque des réseaux sociaux, c’est un nouvel esclavage »

 

Voyons le verre à moitié plein : vous avez un site et une page Facebook.
 Oui, la page, c’était nécessaire techniquement parce que le festival avait besoin d’un visage à qui être raccroché. Néanmoins, j’y assure le service minimum.

En d’autres termes, inutile de chercher votre petit café du matin avec la partition du moment sur votre Instagram quotidien…
Non, d’autant que je ne suis pas sur Instagram. Déjà, Facebook, j’ai accepté parce qu’on a beaucoup insisté. Je n’y suis pas très présente, surtout comparé à l’effort qu’accomplissent beaucoup d’autres artistes. Je fais ma part en partageant les contenus que d’autres font l’effort de produire. C’est tout.

Parce que, en plus de ne pas vous intéresser, ça vous dégoûte ?
Peut-être quelque chose dans ce registre-là, en effet.

Pourquoi ?
Si vous voulez le fond de ma pensée, cela m’évoque un miroir aux alouettes. J’ai le sentiment que s’y joue quelque chose de profond sur le statut et l’avenir des artistes comme si, sous couvert d’une forme d’indépendance dans l’autopromotion, l’expression, la diffusion, etc., s’annonçait surtout une privation de liberté.

Laquelle ?
La liberté de créer d’autres formes que les formes proposées par les réseaux, d’autres formats que les formats tout faits qui aspirent quantité de temps et d’énergie. Je vois les réseaux comme un nouvel esclavage auquel il est plus que difficile de trouver une alternative.

Il est vrai que, aujourd’hui, un artiste (mais, en réalité, un individu) est quasi obligé d’être inscrit et présent sur les réseaux sociaux, et cela nous semble normal voire joyeux.
Oui, c’est ce sentiment de nécessité supposée qui me questionne le plus. Ne traduit-il pas plutôt le fait que la société n’a pas beaucoup d’autres perspectives à proposer aux artistes ? Dans ce cas, comment faire un pas de côté ? Comment proposer un temps autre voire d’autres langages ?

En dépit de cette obligation oppressante et liberticide, les réseaux sociaux n’ont-ils pas des côtés positifs pour les artistes ?
J’imagine que cela dépend des usages. J’ai conscience que, du point de vue des contenus proprement dits, il peut y avoir un bon usage des réseaux. Certains collègues travaillent vraiment à proposer des contenus de qualité, je ne le conteste pas. L’outil est riche, polymorphe, donc également propice à ces très bons usages.

On sent que le « mais » n’est pas loin…
Oui, car les autres aspects des réseaux m’effrayent.

Qu’est-ce qui vous effraye plus spécifiquement ?
Sans parler des dérives politiques ou commerciales, on pourrait par exemple évoquer le nivellement. Sur les réseaux, tout est à égalité et à la merci des algorithmes. Si vous y traînez, vous êtes obligé d’avaler au passage une quantité de stupidités terrifiantes. Et puis ce sont des outils de l’instant. Même s’ils reposent sur une puissance technique sidérante et admirable, avec ses qualités incontestables, ce qui s’y partage n’est pas fait pour durer et rester mais plutôt pour s’abîmer dans le flot et y disparaître.

Quitte à resurgir via les « souvenirs »…
… et à redisparaître aussitôt ! Même les disques y deviennent une actualité fugace alors qu’ils incarnaient un aboutissement pérenne et quasi définitif…

 

 

 

« Les projets fous mériteraient de ralentir le temps »

 

Ce nonobstant, vous avez une page Facebook.
Oui, pour partager le travail des autres et faire ma part du travail, mais je m’en tiens là. Je serais plus attirée par un autre type de communication, comme ce que proposait la violoniste Hilary Hahn, avec son blog où elle racontait ses concerts et ses tournées. Cette espèce de journal dégageait un parfum de fraîcheur, de naïveté, d’authenticité toute simple. Aujourd’hui, toujours sur ce thème du journal, elle propose d’ailleurs d’autres choses sur les réseaux, comme sa série 100 days of practice. En tout cas, pour moi, cet exemple du blog n’a rien à voir avec le flux formaté et terriblement de Facebook. Or, je ne vois pas comment être très présente sur les réseaux sociaux sans être confrontée à cette question.

Vous opposez une consultation active (je vais sur un blog pour y chercher un type de contenu qui, a priori, m’intéresse) à une consultation passive (le fil d’actualité me déverse des posts au gré de l’algorithme sans que je n’aie rien sollicité). Ce qui ne vous conduit pas pour autant à écrire ce fameux blog…
Non, je n’en ai pas le temps et, pour l’instant, je n’ai pas l’envie d’en dégager pour ça mais, si je devais me contraindre à communiquer davantage, c’est sans doute dans cette direction que je chercherais à travailler. Ou à un livre !

Surtout pas, malheureuse ! Vous entendriez votre éditeur vous inciter à être davantage sur les réseaux, et tout serait à recommencer… Peut-on toutefois espérer sur votre site un billet par exemple à propos du concerto d’Andy Akiho pour ping-pong, violon, percussion et orchestre que vous jouerez au conservatoire du seizième arrondissement le 23 novembre ?
Sur le principe, pourquoi pas ? Prendre le temps d’écrire un billet pour ceux qui ont envie de le lire, ça ne me choque pas. Et il est vrai que des projets aussi fous que celui-ci mériteraient de ralentir un peu le temps… Je vais y réfléchir !

Une autre façon de communiquer avec le public en proposant du contenu est

  • d’enregistrer,
  • de produire et
  • de commercialiser des disques.

Quel avenir imaginez-vous pour ce support que les sachant déclarent mourant depuis presque quelques dizaines d’années,

  • d’abord à cause du piratage,
  • ensuite à cause des changements d’usage (à part un gramophone pour les vinyles, seuls les ringards auraient encore une platine),
  • enfin à cause de la déferlante des sites de streaming ?

En d’autres termes, quel rôle joue encore aujourd’hui le disque pour une artiste de votre acabit ?
Alors là, je ne me sens pas capable de répondre de façon générale ! Comme je vous le disais à l’instant, je constate – sans grande originalité – que les façons d’écouter de la musique ont changé… et ont changé le disque ! On n’offre plus un disque, on ne l’échange plus, ou plus autant qu’auparavant. Aujourd’hui, le disque annonce un concert de sortie, un programme, une actualité.

 

 

 

« Le disque est le meilleur moyen de pérenniser l’éphémère »

 

Ce changement de statut du disque ne vous empêche pas de continuer à en préparer.
Parce que, à ma petite échelle, le rapport au disque signifie encore beaucoup. J’ai donc de nombreux projets à venir, dont un disque en solo. Quand vous portez des projets, qu’ils mûrissent, que vous les travaillez en profondeur, à un moment, vous sentez qu’ils doivent sortir. Dans mon expérience, le disque n’est que la matérialisation d’une maturation. Je ne lève pas en me disant : « Tiens, j’ai envie d’enregistrer un disque, qu’est-ce que je vais mettre dedans ? » C’est le contraire : j’ai envie de fixer quelque chose, et le disque est le meilleur support pour cela. Faire un disque est une expérience qui transforme en profondeur le rapport à son jeu, à sa connaissance d’une œuvre, etc. Les disques m’apportent peut-être plus que l’inverse !

Ainsi en fut-il du premier disque du quatuor Lontano ?
Il était très lié au confinement. Nos concerts étaient annulés, mais on avait beaucoup travaillé. Surtout, on avait découvert un quatuor complètement inconnu de Vladimir Sommer qui nous a complètement tapé dans l’œil et grâce auquel nous sommes entrés en contact avec le fils du compositeur… Bref, de fil en aiguille, on s’est dit : « Pas de concerts ? Très bien, on va faire un disque ! » C’était une évidence.

Le second disque, tourné vers le festival des Musicales d’Assy, a-t-il été décidé selon un processus similaire ?
C’était une évidence, aussi, mais d’une autre sorte. On avait l’idée de cette « montagne magique » [titre de l’album] en guise de rétrospective du festival. Le but était de compenser le côté éphémère du festival. Chaque été, tous les artistes avaient l’impression de vivre des aventures incroyables, et il n’en restait que des souvenirs intimes, qui nous glissaient entre les doigts. Nous avions le désir de fixer ces moments, ces arrangements, toutes ces aventures communes, et le disque était le meilleur moyen de pérenniser l’éphémère.

Désormais est venu le temps du disque solo.
Il s’est imposé, avec un côté obsédant. Je sais que, si je ne l’enregistre pas, ça ne s’arrêtera jamais ! Pour moi, c’est le meilleur critère quant au sens de faire ou non un disque – ou quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs…

 

 

 

« Il nous revient de semer des possibles »

 

Que représente un disque en tant qu’objet, pour vous ?
Quelque chose d’inestimable. C’est quelque chose que l’on se donnait, que l’on se prêtait, que l’on se passait. Comme un livre. Et cela, il me semble que ça s’est complètement perdu.

On peut échanger des playlists.
Bah, ça ne ressemble à rien. La dématérialisation, je trouve ça terrible. Que devient le livret ? la recherche graphique ? la cohérence d’un ensemble d’œuvres réunies à dessein ? Et cette attrition n’est pas sans conséquence ! Quand je demande à mes jeunes élèves quel morceau ils aimeraient jouer, plus tard, ils me répondent souvent : « Je sais pas, y a un truc que j’aime bien mais je sais pas ce que c’est. » Ils laissent YouTube ou les playlists se dérouler et parfois, une musique les émeut vraiment. Quant à savoir si c’est du Tchaïkovsky ou du Brahms, voire qui sont les interprètes, ils n’en ont aucune idée. Ils sont perdus dans ce fameux flux qui donne accès à tout et supprime les repères.

Résultat, vous êtes obligée de faire des disques pour les partager et retrouver vos frissons d’antan !
Hum, presque !

Tout le monde n’est pas perdant, dans cette situation de fin d’un monde. L’industrie du disque profite largement du phénomène en demandant trrrrès souvent aux artistes, aussi éblouissants soient-ils, de s’autoproduire. Comment vivez-vous cette mutation du processus ?
Je mentirais en prétendant être surprise ou déçue, car je crois que je n’en attendais rien de mieux.

Pourtant, impossible de préparer la fin de cet entretien sans vous faire part d’une inquiétude sans doute partagée par nos lecteurs. En effet, Pauline Klaus, à vous écouter, tout ce que vous mettez sur l’établi vous réussit : festival, disques, concerts, enseignement, variété des pratiques et rituels euphorisants. Comment parvenez-vous à continuer à vous inventer des rêves artistiques ?
Haha, rassurez-vous, l’imprévu est un formidable stimulant. Rien ne se déroule toujours comme on l’avait imaginé. Même l’album solo que je prépare ne correspond pas du tout à ce que j’avais échafaudé il y a quelques années, quand j’ai commencé à y penser sérieusement ! J’aime l’idée que les choses peuvent avoir leur destin. À nous de semer des possibles et d’y croire pour qu’ils deviennent réalité.

 

 

 

« Je veux aller à la limite de l’instrument »

 

Peut-on se demander si votre disque solo ne serait pas aussi une astuce pour vous découvrir d’un fil ?
Ha ? Pourquoi ?

Eh bien, au cours de cet entretien, nous avons beaucoup parlé de votre dilection pour le compagnonnage, la collaboration à court ou long terme, les affinités électives et leurs conséquences artistiques parfois imprévisibles. Or, voici que vous vous apprêtez à sévir seule. Qu’est-ce qui vous y pousse ?
Des œuvres qui ne m’ont jamais quittée. Que je continue à fréquenter. Qui ne veulent pas partir. Il se trouve que ce sont des œuvres pour violon seul. D’où le projet.

Le genre du violon solo est précis, pratiqué parfois autour d’un répertoire particulier (souvent issu du catalogue de Bach) ou d’un florilège inspiré par un choix singulier (nous avons chroniqué ici il y a peu les aventures de Rachel Koblyakov au pays de Pintscher, Boulez et consorts…). Quelle option avez-vous choisi ?
Je n’estime pas que j’ai choisi. Les pièces qui me hantent ont décidé pour moi. Parmi elles,

  • des œuvres d’Eugène Ysaÿe et Georges Enesco, deux géants du violon ;
  • des œuvres qui me fascinent depuis longtemps, comme la transcription du Roi des aulnes de Heinrich Wilhelm Ernst,
  • des découvertes plus récentes, comme les pièces de Juan Arroyo, compositeur avec qui je travaille régulièrement depuis quelques années et dont j’ai eu la chance de créer de nombreuses œuvres, mais aussi
  • la transcription par Tedi Papavrami de la Fantaisie et fugue en sol mineur BWV 542.

C’est inattendu !
J’ai eu le coup de foudre pour la transcription et pour le personnage. J’ai travaillé la pièce un peu folle avec lui (c’était un très beau moment) car, non seulement, il l’a transcrite, mais il est le seul à l’avoir enregistrée ! Voilà j’ai envie d’enregistrer un disque pour violon seul, à la limite de l’instrument, avec

  • des œuvres originales,
  • des transcriptions et
  • des créations.

Avec quel calendrier en tête ?
Enregistrement à la fin de cet été 2024, et sortie en 2025.

Diable ! C’est pas mal de conclure un entretien par « à suivre », non ?