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Console de l’orgue Grenzig. Photo : Bertrand Ferrier.

Ce n’est plus une mode, sire, c’est un raz-de-marée : le cinéconcert se développe, ragaillardissant les films muets au son des orgues-pas-de-cinéma – même Komm, Bach! s’y est frotté par le truchement de Noël Hazebroucq en personne. Dans la série programmée par Lionel Avot pour Radio-France, le dernier épisode en date proposait de plonger dans le film de propagande par excellence : Le Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein, complété côté sons par Paul Goussot à l’orgue de la maison de la Radio.

L’histoire

Sur le cuirassé Potemkine, des marins brimés par la hiérarchie, médecin compris, s’escagassent en constatant que l’on veut leur faire manger de la viande sur laquelle grouillent des vers. Vénère et outré par l’antisémitisme de sa hiérarchie, Vakoulintchouk soulève ses potos ; il est tué. À Odessa, où il est déposé, la foule lui rend hommage et encourage les mutins coquins. Les soldats du tsar, ces salauds, profitent de l’attroupement de la plèbe sur les immenses escaliers pour défourailler à tout-va. Les méchants envoient même une escadre pour réduire à néant ces diables rouges ; mais les soldats fraternisent, et la révolution d’octobre peut presque commencer.

Le concert

La soirée s’ouvre par une présentation du film par Serge Bromberg, judicieusement éclair et claire – même si son utilité, pour quiconque a feuilleté le petit programme offert à l’entrée, n’est pas flagrante. L’on est surtout venu voir avec nos noreilles comment le titulaire de l’orgue Dom Bedos (1748) de l’abbatiale Sainte-Croix de Bordeaux va dompter l’orgue Gerhard Grenzing inauguré voici quelques années seulement. C’est lui qui ouvre le bal, avant que la bobine digitale n’ajoute l’image au souffle polymorphe de l’instrument.
D’emblée apparaît la première caractéristique de l’artiste – sa modestie qui est aussi maîtrise : point d’effets contrariants, de geste excessive, de dissociation outrancière entre le film et la musique. Paul Goussot assume la dimension fonctionnelle de son rôle, laquelle consiste à accompagner un récit et non à superposer sa créativité ou sa technicité à ce qu’est-ce qu’il s’agit de. La narrativité de son improvisation accompagne ainsi en souplesse le propos du film, tant en synchronisant le son et l’image qu’en calant l’intensité de la musique sur les variations dramatiques proposées par le cinéaste. Si ce souci d’accompagnement le conduit à s’en tenir à un spectre allant du mezzo forte au fortissimo (très rares sont les moments piano), c’est aussi pour mieux valoriser les silences parcimonieux, partant très puissants, qui ponctuent le suspense dramatique final.

Photo : Bertrand Ferrier

Deuxième caractéristique que nous avons cru déceler : une préparation minutieuse, dont témoignent trois indices. Un, une connaissance précise du film, qui enlève à l’improvisation sa spontanéité mais lui octroie une plus juste musicalité. Deux, le recours à des musiques pré-écrites, incluant des intertextes russophones ou bachophiles et des thèmes pré-envisagés – l’artiste, partitions à l’appui, ne s’en cache nullement, improvisant leurs surgissements et leur insertion dans le flux narratif. Trois, une registration préparée avec soin, qui fait la part belle aux ondulants pour rendre avec fluidité l’inquiétude animant toute disruption dans l’ordre préétabli.
Troisième caractéristique : techniquement, le musicien aux allures de gendre sérieux parfait touche sa bille. Certes, sa musique ne frise jamais le mauvais goût, ni dans le surlignement du discours, ni dans une expérimentation sonore refusant les modes les plus consonnants. Cela nous permet d’autant mieux d’apprécier sa science de l’harmonisation (les accords qui accompagnent les thèmes), de la registration (l’art de choisir les jeux donc les claviers qui sont les plus pertinents pour raconter l’histoire) et de la technique (impressionnante semi-fugue accompagnant quasi toute la cinquième partie du film). Le mauvais garçon que nous aimons à paraître parfois eût-il aimé que l’artiste osât exploser plus tôt ? Peut-être. Mais cet effet d’attente rend toute justice à ce feu d’artifice final, qui donne à comprendre que ce qui a précédé était conçu pour concentrer la tension dans la confrontation entre le cuirassé et ses ennemis virtuels que le cinéaste peine à figurer. L’organiste, lui, démontre non seulement qu’il sait jouer, en dépit d’un accord qui ne nous semble pas 100 % nickel si ce concept a une quelconque validité, mais qu’il sait aussi concevoir son improvisation sur la durée (72′) qui lui est proposée… en réservant le solo de la jolie trompette du quatrième clavier pour la fin

Paul Goussot. Photo : Bertrand Ferrier.

La conclusion

Un instrumentiste fin et sans peur affrontant un film iconique mais accessible : la programmation du jour était ma foi joliment troussée.
L’on peut, certes, s’étonner que l’écran soit déroulé pile devant les tuyaux de l’orgue – on a connu salle mieux pensée. L’on peut, soit, estimer que l’acoustique sèche, d’où nous nous trouvons, ne valorise pas à sa juste mesure le travail du jeune zozo à l’ouvrage ce soir. L’on peut, c’est vrai, continuer de dénoncer la vulgarité maladroite du tuyau conduisant à la console mobile, qui aurait gagné à être davantage sous la scène – comme diraient peu ou prou, sans « t », nos amis belges : ce serpent moche sur l’intégralité du jardin à mi-scène, c’est déconné. L’on peut, enfin, parce que la musique n’est presque rien sans un after adapté, trouver répugnant que le demi de bière banale proposé au bar du dernier étage soit limité à 40 cl – on imagine la joie du connard qui a imaginé cette pauvre arnaque des riches. Reste que la soirée a été l’occasion d’applaudir l’un des plus brillants presque-jeunes organistes français dans un exercice qui, à l’évidence, le passionne ; elle a aussi permis de goûter l’association entre un projet culturel grand public (dont témoigne la présence de nombreux scolaires) et un défi musical pensé et maîtrisé ; et elle a assumé, avec succès, son devoir de faire vivre un instrument coûteux et puissant – la Philharmonie, dont la bête paraît si honteusement inutile, restant un bel exemple de dépense scandaleuse de l’argent public, même pour financer, là encore, des facteurs allogènes.
En résumé, ce cinéconcert était souvent fort, et fort prenant le reste du temps. Autant le dire, l’on a hâte de revenir voir le tuyau de la console mobile le 27 février pour ré-écouter le brillant Vincent Genvrin (une critique qui permet de pointer le triplement du prix des billets en un an), artiste Komm, Bach! de surcroît, ce qui est un signe ou presque.