« Patron », Michel Offerlé (Anamosa, 2024)
De quoi « patron » est-il le nom ? Vénéré ou honni, le « patron » est le fonds de commerce éditorial de Michel Offerlé, « sociologue du politique » émérite de son état. Autant dire que les postures anti, pro, péri, qu’inspire ce concept, l’ex-prof les connaît. C’est l’intérêt essentiel du mini mémo qu’il signe chez Anamosa (112 p., 9 €). L’opuscule vise moins à définir le patronat en général et le patron en particulier qu’à cerner la manière dont ils sont définis voire, partiellement, perçus. Pour comprendre, explicite-t-il, il faut « pénétrer dans le mot et dans la caricature » (12). Pénétrer dans le substrat étymologique conduit à associer la notion de patron avec une « relation d’autorité impliquant l’obéissance », parfois renforcée par la religion ou la posture – ainsi des « figures patronales non patronales » (19) comme le grand chef hospitalier ou d’autres symboles de la puissance financière appliquée à tous les domaines – on pense au « Taulier », ce milliardaire alcoolique aux fines astuces fiscales, dont la mort a longtemps fait les beaux jours de l’église de la Madeleine.
La puissance polémique du terme a contraint les niaiseux à chercher des subterfuges pour mieux enfumer le monde – ainsi du Centre des jeunes patrons devenu le Centre des jeunes dirigeants : fiers d’être patrons, mais bon, un peu chocotteux tout de même… D’autres stratégies de lutte contre « le stigmate patronal » existent, qui incitent à se désigner par d’autres voies – chef (d’entreprise), directeur (général), capitaine (d’industrie), manager ou l’excellent « entrepreneur », par ex. Ces dérivés désignent un monde qui n’inclut évidemment pas les victimes des patrons, aka autoentrepreneurs bien que, ontologiquement, le mec qui sous-loue son matricule pour que le bobo récupère un kebab froid entreposé dans un sac Picard au dos d’un scooter est son propre patron. Le patron a longtemps été, par tradition, la manière de désigner celui qui possède une entreprise. En réalité, le rapport entre capital et patronat est ambigu pour plusieurs raisons.
- Premièrement, en 2020, plus de 4 000 000 d’entreprises étaient immatriculées en France, mais de nombreux patrons ont de nombreuses entreprises, et les autoentrepreneurs sont souvent des victimes des salarieurs déguisés.
- Deuxièmement, un patron n’est pas un patron-employeur : selon la CPME, « il y aurait 1 900 000 de patrons-employeurs », ce qui exclut déjà deux millions de candidats au titre prestigieux et maudit.
- Troisièmement, selon l’INSEE, « 200 000 patrons sont des chefs d’entreprise » (26), ce qui, en divisant le nombre de ce type de patrons par 20, souligne la passionnante fluidité du concept.
Si, héritier d’une mythologie presque dix-neuvièmiste, le zozo taille patron est celui qui possède l’entreprise qu’il dirige, le patron d’aujourd’hui peut être également le zozo qui se contente de diriger l’entreprise qui l’engage pour cela, bénéficiant de « rémunérations jugées indécentes » selon le « ratio d’équité » qui le voit souvent gagner en un jour ce qu’un grouillot qu’il accuse de profiter des avantages sociaux, de ne pas assez travailler et d’être toujours en arrêt-maladie ou équivalent touchera en quelques siècles, sans les stock-options et les petits arrangements avec la DGIF. Charge à ce type de patron de travailler son « capital social qui densifie, actualise et actualise » les autres capitaux, économique et culturel (31). Mais le patron l’est-il par acquis social ou par fatalité génétique ? En d’autres termes, « faut-il être né dans une famille d’entrepreneurs pour être soi-même patron ? » (37), interroge Michel Offerlé en feignant de ne pas penser au Mythe de l’entrepreneur d’Anthony Galluzzo – il rédige un court ouvrage, pas un essai charnu. Aussi évoque-t-il les phénomènes d’héritage, de déshéritage, de psychologie made in Challenges (« suis-je fait pour être entrepreneur ? ») et de fatalité raciale (mythe révolu de l’Arabe du coin, curieusement non remis en cause alors que suranné, et réalité du patron de kebab).
Surtout, Michel Offerlé souligne la porosité entre les questions posées au patron en particulier et au statut du travailleur en général. D’un côté, les nouvelles déclinaisons d’une nébuleuse patronale fleurant l’anglicisme, entre
- starteupeurs,
- VC et
- business angels ;
de l’autre, une nuée de bullshit jobs où le travail devient « micromission » où l’ultradépendance hésite à s’appeler indépendance ou freedom. Le patron, puisque c’est ce qui nous intéresse ici, peut être
- président,
- DG plus que DJ,
- héritier,
- énarque,
- ingénieur,
- commercial.
Il est en général
- coopté,
- internationaliste et
- mâle cisgenre.
Dans la vie concrète, à un certain stade, il a « plutôt un travail de bureaucrate » et de diplomate (66) éventuellement rythmé par les voyages en jets. Dans les PME, il développe une activité entre « homme-orchestre et chef d’orchestre ». Mais, plus il brasse du lourd, le patron, c’est celui qui « sait faire faire » et celui qui
- influence en usant de son statut pour brasser de l’air et augmenter sa propre surface médiatique,
- s’enivre de quiet politics (78) propices à faire aboutir ses desseins petits ou grands, et
- recourir à des organisations aux lamento connus, parmi lesquels
- « Laissez-nous faire,
- trop de charges,
- trop d’État,
- trop de paperasses et de contrôles » (80).
Dans la cité, les patrons « sont majoritairement à droite, voire de droite, et votent à droite » (82). Ils jouent volontiers une improbable carte appelée désintéressement
- (fondation,
- mécénat,
- sponsoring local)
qui n’est rien d’autre qu’un mélange de publicité à vocation fiscale et de rançon payée à l’acceptabilité plus ou moins locale. Autant dire que les patrons sont des composants parfois grossièrement implicités mais pas moins essentiels de la politique en général et de la politique économique donc aussi culturelle en particulier. À l’instar d’un Benoît Bazin, DG de Saint-Gobain, alignant un temps plus de 6 millions d’euros de revenus par an selon des sources comme celle-ci, les patrons sont des gens qui ont le sans-gêne décomplexé permettant de signaler, du haut de leurs palaces, qu’ils n’aiment pas « les discriminations sociales » ou « le manque de reconnaissance pour les enseignants ». Et sans faire bravo des fesses, évidemment, c’est là toute la performance.
En conclusion, si le patron reste un concept souvent raillé par les défenseurs desdits patrons (lesquels ont évidemment les moyens de s’en payer…), les gros et gras patrons sont surtout, par essence,
- des pollueurs (plus de 10 000 tonnes de CO2 pour Bernard Arnault en 2018, soit dix fois plus qu’un clampin hexagonal moyen),
- des empoisonneurs et
- des exploiteurs.
On peut toujours chercher dans la sociologie une échappatoire à l’évidence et à la rage qu’elle suscite légitimement ou devrait susciter. On peut même commencer – comme c’est le cas ici – un livre sur le patronat par « merci » et le finir par « rêver », on ne risque pas de trouver une légitimation aux méfaits d’une figure moins stéréotypée qu’il n’y paraît et contre laquelle il serait heureux que quelque chose se grippât.