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Pascal Vigneron jouant les variations Goldberg de Johann Sebastian Bach à Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Moins tête d’affiche que fomenteur d’affiches, Pascal Vigneron dénote, étonne et détonne dans le petit Landerneau de l’orgue. Musicien poly-instrumentiste, homme de réseaux mais pas de coteries, fidèle en amitiés artistiques mais pas monogame, estimé par quelques-uns des grands noms du métier au premier rang desquels Éric Lebrun, l’un des rares interprètes-compositeurs-pédagogues sur qui même les connaisseurs les plus vipérins (les connaisseurs, donc) de l’orgue peinent à postillonner leur venin, l’énergumène rassemble et divise à la fois. Sujets inflammables, convictions intimes, petits secrets, rencontres marquantes et brillantes réussites sont au programme de ce grand entretien où seront évoqués

  • le musicien,
  • l’organiste,
  • l’organologue,
  • l’organier numérique,
  • l’organisateur et
  • le studioman

que sont les mille et un pascalvignerons cachés derrière Pascal Vigneron.

 

Déjà paru
1. Devenir musicien
2. Penser l’orgue
3. Faire bouger l’orgue


Épisode quatrième
Oser l’orgue électronique

 

Pascal, nous avons franchi plusieurs tabous dans le troisième épisode, notamment en posant que le respect de l’Histoire et de l’historicité des instruments ne devrait pas empêcher des évolutions raisonnables et raisonnées. Osons franchir un step dans l’ultraprovocation – à l’aune du petit monde de l’orgue, ça arrive vite – et évoquons l’orgue numérique, c’est-à-dire un instrument qui produit des sons non à l’aide de tuyaux mais grâce à des échantillons diffusés par haut-parleurs. C’est désormais officiel depuis quelques jours : en attendant la reconstruction de l’orgue de chœur, Notre-Dame va accueillir, ô scandale ! un orgue numérique, signe que ce type d’instrument gagne du terrain. Tu es toi-même à la tête de quelques spécimens, dont un impressionnant Hauptwerk Virtualis. Dès lors, tu connais les reproches qui te sont faits, parfois vertement, car, avec tes instruments déplaçables, tu joues là où il n’y pas d’orgue… et aussi là où il y a des orgues.
Bien sûr. Avec mes orgues Hauptwerk, je joue là où il n’y a pas d’orgue et là où il y a des orgues si on ne peut faire autrement. Par exemple, à la cathédrale de Toul, j’ai programmé un concert avec l’orchestre de la Garde républicaine. Le diapason de l’ensemble, c’est 442. Quand tu joues le concerto en ré mineur ou la suite de Respighi, tu vas t’y coller avec l’orgue, qui plus est à l’autre bout de l’église ? Est-ce que, si tu étais pianiste, tu jouerais un concerto de Mozart avec le piano à cent mètres de l’orchestre ? Ben non. Alors, quand on a la possibilité d’avoir des salles ou des églises avec un orgue de chœur à tuyaux déplaçable, c’est parfait ; mais quand ce n’est pas le cas, qu’est-ce qu’on fait ?

 

« Heureusement que la vie évolue ! »

 

On programme des œuvres adaptées au contexte architectural et musical ?
Autrement dit, on se limite. Je ne veux pas de ce genre de limites. Donc je lutte. Par exemple, quand je vais donner les concerti de Salieri et des transcriptions à la salle des fêtes de Vandœuvre-lès-Nancy, y a pas d’orgue. On pourrait dire : « Ah, dommage, on ne fait rien, au revoir ! » Ben non. Je viens avec mon Virtualis, et on va quand même faire deux concerts scolaires devant trois mille élèves avant un concert à entrée libre le soir ! Dans ces conditions-là, pas d’autre solution que l’orgue numérique. Pourquoi ne pas y recourir ?

Il y a aussi la solution Jean-Baptiste Monnot
C’est une autre possibilité, mais il n’y a qu’un orgue. Comment tu fais si tu as une œuvre pour deux orgues ?

Je l’associe à la proposition complémentaire de Henri-Franck Beaupérin ?
Hum, oui, c’est encore une autre possibilité.

Pourquoi n’as-tu pas envisagé de développer ces solutions « à tuyaux » ? Soyons clairs, est-ce une question pécuniaire ?
Même pas. La vraie raison est pratique. Regarde, le 30 juin, avec la Garde républicaine, l’orchestre arrive à 10 h, on répète à 11 h, on mange à midi, on joue à 15 h. Moi, j’ai pas le temps d’accorder l’orgue. Faut arrêter de voir les soi-disant mauvais côtés, les « c’est pas comme ça qu’on faisait », les « ça va tuer les facteurs d’orgue »… Heureusement que la vie évolue, et évidemment que ça ne va tuer personne ! Sans compter que le Hauptwerk Virtualis…

Petite pause sous-titre, si tu veux bien : les orgues Hauptwerk, du nom d’un logiciel, désignent des instruments numériques qui intègrent une banque de sons (ou plusieurs) échantillonnée sur des instruments prestigieux, où chaque tuyau a été enregistré tour à tour, parfois sans avoir été accordé avant la prise de son, hélas, comme pour l’orgue de Saint-Étienne de Caen…
Pour mon Hauptwerk Virtualis, tout a été réharmonisé, et les orchestres sont ravis. J’ai fait le Requiem de Fauré avec l’orchestre de Metz, à l’Arsenal (où il n’y a pas d’orgue), en mars 2024, et j’étais complètement fondu dans l’orchestre, ce qui est vraiment le rôle de l’orgue dans cette version. Quand je joue avec un orchestre, il veut un diapason à 432 ? 442 ? Je me règle instantanément. Dois-je préciser que quand on est dans des salles comme la Philharmonie ou Radio-France, même Gaveau si l’orgue était en état de fonctionner, on prendrait l’orgue à tuyaux ?

 

 

« On a mis l’orgue dans le jardin »

 

Bien que tu sois passionné par les possibles qu’ouvre l’orgue numérique, tu restes aussi passionné par l’orgue à tuyaux.
L’opposition est ridicule ! Ridicule ! Je n’ai jamais été, je ne suis pas et je ne serai jamais contre l’orgue à tuyaux, enfin ! J’ai contribué à refaire celui de Toul, je suis en train d’en récupérer deux en Angleterre, et je viens d’en trouver un pour l’abbaye Saint-Georges à Saint-Martin-de-Boscherville (actuellement, il y en a un, mésotonique, au diapason 410, tu parles comme c’est pratique)… T’en connais beaucoup, des gens qui sont « pour » l’orgue à tuyaux, qui en font autant « pour » l’orgue à tuyaux que moi qui suis censé être « contre » ?

Certes, l’orgue électronique…
… numérique…

… permet de jouer de l’orgue là où pas d’orgue à tuyaux. Néanmoins, tu as conscience de l’objection, tout à fait fondée, malgré que tu en aies : défendre l’orgue numérique, infiniment moins coûteux en entretien risque, à terme, de condamner l’orgue à tuyaux puisque ça fait « presque pareil » pour beaucoup moins d’argent – et nombre de conseils économiques paroissiaux en ont hélas pris acte depuis lurette…
Je te le répète : opposer orgue à tuyaux et orgue numérique comme tu le fais est une absurdité qui ne repose sur rien. En réalité, l’orgue numérique est une option supplémentaire qui permet de prolonger l’orgue à tuyaux. Ceux qui pensent que le premier taille des croupières au second ont le droit de le penser, comme j’ai le droit de penser exactement le contraire.

Comment expliques-tu ta position ?
Mais enfin

  • parce que l’orgue numérique ouvre de nouveaux espaces de concert à l’orgue,
  • parce qu’il permet de donner des concerts d’orgue où l’orgue joue juste,
  • parce qu’il le libère de son carcan religieux (arrêtons de nous cacher derrière notre auriculaire : beaucoup de gens ne veulent plus entrer dans des églises… sans compter que le confort des spectateurs, pendant les concerts, y est souvent atroce !),
  • parce qu’il permet d’ouvrir la musique d’orgue à un public plus large, etc.

Tiens, à la collégiale Saint-Gengoult, à Toul, les deux orgues ne sont pas en état de jouer. L’orgue de tribune est hors service. La tribune elle-même pose des problèmes de sécurité. Le petit orgue, cette année, je voulais le refaire. Pour 22 000 €, on changeait les claviers, on mettait des claires-voies pour la soubasse, on coupait la quinte pour en faire un jeu soliste… et ça me permettait de jouer les sonates d’église que je vais donner fin juillet. Seul inconvénient : on n’a pas de sous pour le refaire hic et nunc. Alors on ne donne plus de concert ? Ben non, j’y vais avec mon Virtualis.

… et l’orgue à tuyaux reste à l’abandon.
Mais il est à l’abandon ! C’est pas parce qu’il y a un orgue numérique qu’il est à l’abandon : avec ou sans Virtualis, il est HS. Avec le Virtualis, la musique d’orgue continue de résonner à la collégiale. Et pas qu’à la collégiale… J’ai joué en plein air avec Brigitte Fossey, au nord-est de Nancy, dans un château de style moderne, type arts déco. On a mis l’orgue dans le jardin, avec les enceintes, c’était formidable. Est-ce que j’aurais dû renoncer à cette occasion de faire de la musique ? Bon sang, la musique doit être partagée avec le plus grand nombre ! Pas qu’avec le public rare et vieux (plus que vieillissant…) des récitals d’orgue à la papa, et pas que dans les conditions catastrophiques que l’on rencontre parfois sur certains instruments ! Sérieusement, tu vas de temps en temps écouter un concert d’orgue ? Tu n’as jamais envie de hurler : « C’EST FAUX ! » Aucun pianiste n’accepterait de jouer sur une casserole qui n’a pas été accordée, et il n’aurait aucune raison de le faire ! Pourquoi, à l’orgue, doit-on considérer qu’il est normal de jouer sur des instruments qui sont faux ? Sérieusement, pourquoi ? Ça fait au moins trente ans que je pose la question, j’attends toujours la réponse.

 

 

« Il y a des ayatollahs dans chaque chapelle musicale »

 

Bah, tu la connais, la réponse : l’accord de l’orgue est un rien plus fastidieux… et plus coûteux. Zuzana Ferjenčíková affichait un budget accord de l’orgue à quatre chiffres pour son premier enregistrement Liszt/Guillou à Saint-Eustache.
Et alors ? Quand on a enregistré l’intégrale pour orgue d’Olivier Messiaen, on accordait l’orgue toutes les nuits. Toutes les nuits ! Utiliser dignement l’orgue à tuyaux est à ce prix. Sinon, il y a l’orgue numérique. Il ne faut pas se voiler la face : pour le grand public mélomane, ce qui est déjà une minuscule partie du grand public, l’orgue, c’est le truc qu’on entend dans la Troisième symphonie de Saint-Saëns…

… pour laquelle les orgues électroniques Allen sont souvent de sortie.
Donc allons au bout du raisonnement. Faut-il poser, comme les puristes, que, « s’il n’y a pas d’orgue à tuyaux, il ne faut pas jouer cette œuvre » ? Cette posture est antidémocratique ! On priverait des gens du plaisir d’écouter une belle symphonie avec orgue parce qu’il manque des tuyaux dans une salle de concerts ? Bah, ça tient pas la route. C’est pas sérieux. D’ailleurs, beaucoup d’organistes qui ont cette posture, quand on leur propose de jouer la Saint-Saëns sur un orgue numérique, ils revoient leur position… Mais c’est à cause de clichés pareils que, dans le milieu de l’orchestre, l’orgue est considéré comme un rebut. Or, dans les années 1870-1950, l’orgue était un collègue de l’orchestre très prisé. Regarde les symphonies d’Alexandre Guilmant – un musicien formidable, ce type ! Au Trocadéro, l’orgue était très bien placé. On mettait l’orchestre devant. Ça sonnait du tonnerre de Dieu !

J’imagine à peine le contrat d’entretien…
Là, pour une fois, tu as raison : c’était monstrueux. À chaque fois qu’il y avait un concert, tout l’instrument était repris. À l’époque, les chefs, fallait pas les accuser de pinailler. Après, ç’a donné des excès. Je me souviens de Marek Janowski, quand il dirigeait le Philhar. Il y avait un orgue au 104, qui avait été repris sous l’égide de Gilles Cantagrel avec Bernard Dargassies. Janowski n’en voulait pas car il n’était pas à 442. Les violons, le hautbois étaient vent debout, eux aussi. Ça se comprend et, cependant, ça conduit parfois à des excès. Il y a des ayatollahs tapis ou affichés dans chaque petite chapelle musicale. Personne ne semble vouloir se parler. Chacun pense qu’exclure l’autre est judicieux, au nom d’on ne sait quelle pureté culturelle, d’on ne sait quel entre-soi délétère, d’on ne sait quelle posture qui conduit in fine le monde de la musique à s’atrophier. Libérons l’orgue des anathèmes ou des visions footballistiques où chacun devrait éternellement rester à tirer son petit corner. Ça ne peut jamais déboucher sur quelque chose de beau et de bon.

Ta fougue témoigne de ce que la question de l’orgue numérique dépasse la question de l’instrument : c’est, plus largement, une question liée à une vision de la culture en général et de la diffusion de la musique dite savante en particulier. C’est ce que tu essayes de démontrer aussi en tant que programmateur – et c’est donc ce que nous examinerons dans un tout prochain épisode.

 

 

À suivre !