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Pascal Vigneron. (c) Quantum.

 

Moins tête d’affiche que fomenteur d’affiches, Pascal Vigneron dénote, étonne et détonne dans le petit Landerneau de l’orgue. Musicien poly-instrumentiste, homme de réseaux mais pas de coteries, fidèle en amitiés artistiques mais pas monogame, estimé par quelques-uns des grands noms du métier au premier rang desquels Éric Lebrun, l’un des rares interprètes-compositeurs-pédagogues sur qui même les connaisseurs les plus vipérins (les connaisseurs, donc) de l’orgue peinent à postillonner leur venin, l’énergumène rassemble et divise à la fois. Sujets inflammables, convictions intimes, petits secrets, rencontres marquantes et brillantes réussites sont au programme de ce grand entretien où seront évoqués

  • le musicien,
  • l’organiste,
  • l’organologue,
  • l’organier numérique,
  • l’organisateur et
  • le studioman

que sont les mille et un pascalvignerons cachés derrière Pascal Vigneron.

 

Déjà paru
1. Devenir musicien


Épisode deuxième
Penser l’orgue

 

Pascal, dans l’épisode liminaire de cet entretien, tu as tenté de dénouer un premier paradoxe : trompettiste par défaut, tu es devenu organiste par choix. Tu en as profité pour nous expliquer pourquoi, selon toi, l’instrument ne fait pas le musicien et réciproquement. Est-ce pas un second paradoxe de la part de quelqu’un qui a travaillé avec Selmer pour peaufiner la fabrication de la trompette, puis qui a conseillé la ville de Toul pour la restauration du grand orgue ? Finalement, l’instrument, ça compte, non ?
Bien sûr qu’il y a un lien entre l’instrument et la musique, mais ce lien existe entre tous les instruments et la musique ! Il est peu ou prou le même entre l’orgue et la musique qu’entre la trompette et la musique. Je te parle d’un état d’esprit, d’une exigence, d’une réflexion qui ne s’arrêtent ni quand on change d’instrument, ni quand on en pratique plusieurs en parallèle comme je l’ai fait.

De là à passer d’expert ès trompette à expert ès facture d’orgue, admets qu’il y a un pas et que vous n’êtes pas nombreux à l’avoir franchi…
Je te l’ai dit, mon but, c’était de faire de l’orgue voire de faire des orgues. Au point que j’ai suivi un CAP de menuiserie, dans ma jeunesse, avec un seul but : faire de la facture d’orgue. Donc j’ai appris à travailler le bois. Pas au niveau d’un facteur d’orgue, peut-être ; mais j’ai les bases. J’ai construit ma maison avec un studio d’enregistrement…

… on en parlera presque bientôt…
… eh bien, dans la maison, dans le studio, j’ai fait à peu près tout moi-même, sauf l’ossature bois. J’ai posé le parquet, j’ai isolé, etc. Pour ça, il faut quand même savoir manier les machines, les onglets, savoir faire une mortaise ou déligner une planche, etc. Les machines aident, c’est sûr, qui plus est en facture d’orgue. Regarde, Jacques Nonnet, un type extraordinaire qui était chez le facteur Giroud, il dispose de machines au millième. Du coup, quand ses collègues et lui posent une mortaise ou un chevron, c’est impeccable. Au dix-huitième siècle, ils devaient faire la même chose à la scie, ça leur prenait infiniment plus de temps et plus de personnel. L’évolution est impressionnante !

 

 

 

« J’aurais bien testé des chamades avec un cône de sax soprano »

 

Précisons que la menuiserie est souvent la base du parcours des facteurs.
Oui, la menuiserie et un certain esprit, aussi. Comme tu l’as dit, j’ai beaucoup travaillé avec Selmer. Je dois beaucoup à cette boîte. Elle m’a vraiment aidé à développer ma carrière.

J’ai lu que tu ne voulais pas être décrit comme leur essayeur mais comme un « collaborateur privilégié »…
Bon, tout dépend de ce que l’on entend par « essayeur ». J’ai effectivement essayé des innovations avec eux, mais j’étais partie prenante, je réfléchissais, je proposais, je discutais, je ne me contentais pas de venir souffler dans un tube ou une embouchure. La facture instrumentale m’a toujours passionné, peu importe l’instrument, encore une fois ! Avec Selmer, par exemple, on réfléchissait à la taille des ouvertures. C’est tout sauf un détail, si tu y réfléchis, parce qu’un corps sonore, que ce soit une trompette ou, dans un orgue, une flûte harmonique, son principe est le même. Ta pression de base, qu’elle s’exerce par un soufflet ou par le diaphragme, c’est pareil ; qu’elle fasse vibrer une anche ou des lèvres, c’est pareil !

Entre trompette et orgue, à t’en croire, tout ne serait que continuité.
Il y a des spécificités, évidemment. Cependant, il y a beaucoup de points de connexion. Par exemple, j’avais suggéré à Yves Koenig de tester des chamades en partant du cône d’un saxophone soprano. Ne rigole pas, c’est tout sauf bête. Selmer aurait pu s’y coller, mais ça ne s’est pas concrétisé. On aurait pu partir du huit pieds, prendre les cinquante-six ou soixante notes et imaginer un truc intéressant parce que le laiton utilisé chez les sax, surtout avec un vernis mat, brossé, argenté ou aurifié, est beaucoup plus épais. Ça aurait mérité d’être exploré. Dommage !

Sera-ce un signe de ce « manque d’ouverture » que tu dénonces ?
Possible.

 

 

 

« Michel Chapuis guidait les facteurs avec qui il travaillait »

 

Dans ta démarche, la facture d’orgue te permet d’emboucher, d’une part, ton savoir-faire et de menuisier et d’essayeur au sens que tu as spécifié, avec, d’autre part, l’aboutissement d’une réflexion sur la musique, le souffle et l’ouverture.
Disons que les choses se sont bien boutiquées, d’autant que, là-dessus, est arrivée l’aventure du grand orgue de Toul. J’avais déjà bricolé de belles choses ailleurs. Par exemple, j’avais rapatrié un orgue hollandais à la collégiale de Saint-Gengoult. Je l’avais récupéré en pièces détachées. Je l’ai remonté entièrement de A à Z. Je ne me hausse pas du col mais, pour mener à bien ce genre de mission, faut quand même avoir quelques notions. Cela étant, y a des domaines auxquels je ne touche pas.

Comme ?
L’harmonie.

Pourquoi cette limite ?
Parce que je pourrais essayer de m’y coller, mais je sais que ce ne serait pas bien fait. C’est comme la soudure : sans moi ! Il faut avoir la main. Il y avait un tuyautier chez Mühleisen que Julien Marchal a repris chez Koeing, il est extraordinaire. Il a vraiment une main magique. Il va d’un bout à l’autre, il met son blanc d’Espagne, il assure à chaque fois, c’est formidable. Donc, ça, je ne le ferai pas. Quand tu fais, il faut aussi savoir où t’arrêter. Michel Chapuis, qui était un ami, avait aussi cette lucidité.

Parfois, certains ne l’ont pas.
Non, même de grands bonshommes, même dans de grands endroits. Tiens, par exemple, il y a quarante ans, j’ai vu François Chapelet sortir des trompettes de l’écho pour les mettre en chamade avec des tuyaux. C’était saugrenu, mais ça ne se ferait plus, aujourd’hui !

La page Wikipedia de Michel Chapuis précise qu’il connaissait « la facture d’orgue pour l’avoir pratiquée lui-même, ce qui a simplifié ou compliqué ses rapports avec les facteurs d’orgue »…
Pfff, Wikipedia, qui lit encore ça ? La vérité, c’est que Michel connaissait plein de choses. Ça guidait les facteurs avec qui il travaillait, et ça les guidait en direction du bon sens. Aujourd’hui, les organistes qui mettent les mains dans le cambouis ne sont pas si fréquents. Par exemple, à Toul, à cause des peaux de cuir qui sont usées, on a parfois des pannes sur l’équerre qui remonte vers l’abrégé de pédale : j’y vais, je regarde, je répare, ça évite de faire venir un facteur pour un truc réparable sans lui.

 

 

 

« Je ne veux pas d’une société du clivage donc de la limitation »

 

Dans le premier épisode, tu évoquais aussi Pierre Cochereau qui, sans offense, avait sa réputation de bricoleur du dimanche…
Pierre bricolait comme un fou. Il bricolait même l’électricité. Quand je suis allé chercher son piano que je vais mettre dans mon studio d’enregistrement, Marie-Pierre m’a montré des fils qui couraient… Oh la la ! Il devait s’offrir de jolis feux d’artifice, avec ça, c’est sûr ! Mais c’était un gamin. Et alors ? C’est pas une performance, quand tu as son talent et son vécu, d’avoir su rester un gamin ?

Soit, mais contestes-tu que, même entre vedettes de l’orgue, les polémiques sur la facture soient légion ?
Bien sûr, s’apprécier, se respecter, ça n’empêche pas les bisbilles. Ainsi, Michel [Chapuis] avait expliqué à Pierre [Cochereau] que le départ de la pédale du Cavaillé de Notre-Dame, pourtant sur moteur pneumatique, était aussi immédiat que l’électricité… sauf que, sans l’électricité, tu n’as pas les combinateurs ou le crescendo pour des orgues de cette dimension. Les deux n’étaient pas d’accord ! De façon plus générale, ce que signifie cette anecdote, à mon sens, c’est que, en facture d’orgue comme dans la vie, les points de vue se discutent. Ils ne s’annihilent pas. Pourquoi opposer ce qui, souvent, peut se concilier et faire avancer ?

Je ne t’apprendrai rien en pointant le fait que la facture d’orgue ne vise pas toujours le progrès.
Mon Dieu, non ! Il y a tant d’orgues que l’on renvoie deux siècles en arrière, ces temps-ci, sous couvert du respect délétère d’une pseudo historicité ! À l’inverse, je pense à Pierre Pincemaille, avec qui j’ai donné beaucoup de concerts. Pierre était pour la synthèse. Il demandait : « Pourquoi, pour écouter du Couperin, il faudrait aller dans telle église, et pour écouter du Vierne dans telle autre ? »

Parce que, sur la plupart des orgues, on ne peut pas tout jouer, peut-être, et que certains font mieux sonner certains répertoires que d’autres ?
Je n’en suis pas toujours sûr. Surtout, je ne suis pas sûr que ce soit l’avenir de la facture. On vit de plus en plus dans une société de la spécialisation, donc du clivage, donc de la limitation. Il faut se méfier de ce réflexe sclérosant. Regarde à la trompette, à la clarinette, on peut tout jouer avec un seul type d’instrument !

Tu sais bien qu’il y a des instruments anciens : il y a des orchestres spécialisés dans le baroque, dans la musique romantique, avec des musiciens munis d’“instruments d’époque »…
Certes, mais on peut aller loin, comme ça, avec l’hyperspécialisation et les scléroses que cela entraîne. Moi, je ne suis pas sûr que ce soit souhaitable, donc je lutte en musique et en facture pour proposer d’autres solutions.

 

Pour découvrir gratuitement l’intégralité du disque célébrant la restauration de l’orgue de la cathédrale de Toul, c’est ici.
À suivre !