Oxana Shevchenko, Institut Goethe, 5 décembre 2017

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Le piano de la saison Blüthner à l’institut Goethe (Paris 16). Photo : Bertrand Ferrier.

Un peu d’anatomie, pour planter le personnage : elle est plutôt jolie comme un cœur (de l’Est), elle est enceinte jusqu’aux yeux (sept mois, donc pas d’avion : la miss est arrivée la veille après avoir voyagé en train depuis Moscou) et elle ne joue pas tout à fait comme un pied. Pour le deuxième concert de la « saison Blüthner », organisée par le Goethe-Institut de Paris et la fondation Blüthner-Reinhold, Oxana Shevchenko, lauréate de nombreux concours de pianos depuis le concours international d’Écosse en 2010 jusqu’au concours international d’Ortebello cette année.
Son programme s’ouvre sur la dix-huitième sonate, en Eb, de Ludwig van Beethoven (23′) qui, malgré son numéro pas très sexy, est l’une des plus célèbres voire des plus plaisantes en dépit de son nom faisant référence à un loisir réservé aux décérébrés, j’ai nommé la chasse, sans « i » mais pas loin. L’allegro liminaire ravira les amateurs de musique puisque, d’emblée, l’interprète marque son territoire en réussissant à faire sonner de manière différenciée les différentes strates d’un même plan. En clair : ni l’accompagnement, ni la mélodie et son soutien ne sont balancés d’un bloc mais s’éclairent d’intensités différentes. Quelques doigts accrochent, comme ce sera aussi le cas çà et là au cours du récital ? C’est vrai et c’est presque joyeux, car, d’une part, à cette dose, on s’en tampiponne, et, d’autre part, cela montre bien que nous n’assistons pas à l’énième concert d’une mitraillette à notes. Pour autant, la vivacité des saucisses est au rendez-vous, et on apprécie d’autant plus la capacité des pognes à gérer le discours et à l’extraire de l’ennui dans lequel reprises et formules convenues pourraient, à terme, l’ensuquer. La grâce du menuet et l’énergie du « presto con fuoco » final achèvent de laisser entrevoir le talent singulier de cette néo-trentenaire.
Et ce n’est rien encore : on ne va pas tarder à la découvrir plus à l’aise dans les trois « arrangements » de lieder schubertiens siglés Franz Liszt (13′). « Auf dem Wasser zu singen », dont la musique miroitante et fataliste (en gros, le lied original dit : je vais disparaître tranquillou comme le temps s’efface), « à chanter sur l’eau », est ici glissé avec un équilibre perlé d’une gouleyante élégance. « Die Forelle », le tube des poissonneries, raconte, lui, la connerie des pêcheurs amateurs – après la chasse, faut égaliser : y a, nous dit le texte de base, une truite qui frétille dans une eau qui brille, et boum, un salaud l’attrape, comme ça, pour son kif perso, et quand t’y réfléchis un peu, même si la truite est pas ton animal fétiche, c’est triste – surtout quand tu trancontes (du verbe je me tranconte, il ou elle se tranconte, que je me trancontasse) que, bientôt, ce sera toi, la truite. Devant une partition hérissée de difficultés, de surcroît en Db, ce qui n’est jamais sympa, l’artiste a du mal à masquer que, en vrai, elle a trois bras, obligatoires pour faire toujours chanter la mélodie illustre tout en bariolant à la Liszt autour. Le résultat est moins impressionnant que parfaitement balancé, ce qui, pour le coup, est impressionnant. La trilogie des deux Franz s’achève sur « Erlkoenig », le lied qui raconte comment le roi des aulnes – pas celui de Michel Tournier, merci – prit la vie d’un enfant qui chevauchait dans les bras de son père. Je synthétise, soit – on voit l’idée néanmoins. Ce dernier volet permet à la virtuose de profiter de la plus belle qualité de son Blüthner du soir : la percussion. La violence des notes répétées dialogue avec le thème, glissé entre triolets, arpèges, accords furieux et notes répétées. Oxana Shevchenko ne se résout pourtant pas à déclencher un cataclysme. Elle veut rester maîtresse de cet épanchement, comme si, autobiographie oblige, elle voulait que les parents gardent le contrôle sur la vie de leur enfant. En revanche, elle ne peut empêcher le public de saluer sa performance comme, parfois, il se doit
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Intelligemment, l’artiste propose alors les Six pièces lyriques op. 43 d’Edvard Grieg (12′). Moins spectaculaires techniquement, ces miniatures exigent toutefois de l’interprète une science du clavier d’autant plus grande que la salle de l’institut Goethe ne valorise pas la résonance et l’évanescent. Sans jamais abuser de la pédale, au contraire, la future maman lance les hostilités avec « Papillon », comme celui qui orne son fourreau rouge du soir, les amateurs de symboles prénatals apprécieront. Sous les doigts de la musicienne, chaque pièce a droit à sa caractérisation. On apprécie la nostalgie toute en sobriété de « Dans mon pays » comme la sécheresse bienvenue des cris de l’« oisillon », et on goûte singulièrement les deux dernières pièces allant du « Poème érotique », pas vraiment lascif quoique égrené avec une langueur contenue, jusqu’« Au printemps », pièce célèbre pour ses bourgeonnements de notes… et de dièses, sept d’entre eux ayant poussé, les barbares.

Oxana Shevchenko à Paris, 5 décembre 2017. Photo bof, mais bon : Bertrand Ferrier.

Or, voici que la pianiste ne se lève pas pour saluer. Elle souhaite enchaîner sur En plein air de Béla Bartók (15′), une série de cinq pièces réservées aux virtuoses parce que, non seulement, il faut envoyer du pâté pour jouer les notes, mais il faut aussi tartiner de la musique pour donner de la chair à cette musique volontiers percussive. L’anti-Grieg, en somme, et la suite parfaite pour donner à entendre le piano Blüthner dans des pièces aussi exigeantes pour l’interprète que passionnantes pour l’auditeur. Tout s’emballe d’emblée à cause de l’arythmie cardiaque du formidable « Tambours et cornemuses » liminaire, pourtant parti pour balancer ses secondes sur un rythme de 2/4 à peine troublé par une mesure à 3/4, Puis tout explose. Pour faire entendre ce que notre pianiste chouchoute, Esther Pérez-Assuied, appellerait sans doute « du bruit », le rythme se fissure. 3/4, 3/8 et 5/8. Cet art de la mesure irrégulière s’étend en une série de contrastes sur un quart d’heure impressionnant, où la puissance d’accords étendus et de vibrations alterne avec la légèreté d’harmonies répétitives (« Musettes »), où l’impressionnisme tardif de la longue et fascinante « Musique de nuit » (écrite sur trois portées, c’est tellement plus simple quand t’as deux mains, d’autant que le contre-chant peut avoir cinq dièses et le reste, zéro, bref) prépare à l’impitoyable « Poursuite », avec quintolets à la main gauche sous un rythme ternaire de la main droite, en six, huit ou neuf temps. Pour réussir à jouer ça, déjà, et, en sus, le faire sonner comme de la grande musique pour le moins séduisante, il faut une artiste solide et une artiste confirmée. Le bis apaisant, en forme ABA, le confirme : cette Kazakhe est au niveau de sa propre exigence !
Pour conclure, notons deux choses : d’une part, la grossièreté moyenne du public, ce soir à la hauteur de certaines autres grandes salles parisiennes (bracelets qui gling-glinguent chez les salopes de vieilles impolies ; iPhones qui photographient et filment pendant le concert chez les connards de vieux cadres qui choisissent ensuite leurs photos puis les facebookent puis consultent leurs réseaux, tant qu’à faire ; débiles qui s’emmerdent et font donc craquer leurs doigts avant de laisser bruisser leurs programmes et de discuter avec leurs voisines, faut bien s’occuper) ; d’autre part, l’accueil joyeux de l’institut. Certes, l’équipe allemande nous offre notre place donc biaise notre chronique en nous permettant de profiter de talents que nous ignorions. Ce nonobstant, venez tester, par exemple le 30 janvier 2018 à 20 h pour le concert de Varuhi Yeristyan, et vous verrez que, oui, c’est vrai, ici, passé le barrage des vigiles, règlementaire, risible mais poli, la responsable de la programmation musicale et son assistante reçoivent effectivement les spectateurs avec le sourire et ne les laissent pas partir sans leur avoir offert un verre et un p’tit truc à grignoter. Le tout pour des billets allant de 5 à 10 €, à deux pas des Champs-Élysées, dans une salle fort confortable et (un peu) trop chauffée. Résultat, même si on a passé une heure dix à lutter pour ne pas faire de scandale en proposant un fight improvisé aux smartphonistes ou un bon picassotage visagal aux mamies à bracelets, trop loin (deux rangs) pour que nous les puissions héler sans déranger l’artiste, la soirée fut belle. Il n’empêche, on ne serait pas contre l’idée que les organisateurs rappelassent et fissent respecter tant l’interdiction de prendre film ou photo pendant le concert, que la nécessité de se faire oublier quand la musique chante, sinon par respect, un concept qui dépasse ces malotr(o)us, du moins parce que, un jour, ben, quelqu’un, pas forcément le plus costaud mais le plus vénère, en aura marre de pas pouvoir profiter pleinement de beaux récitals comme celui d’Oxana Shevchenko, et tâchera de leur péter la gueule. De chagrin, hein.