Orlando Bass, “Préludes et fugues”, Indésens – 7/8

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Première du disque

 

Pour être pianiste, Orlando Bass n’en est pas moins compositeur, ainsi que nous en avons témoigné par exemple ici ! Faisant résonner le prélude-et-fugue moderne depuis 1909 jusqu’aux années de l’enregistrement, en 2016-2017, il ne pouvait pas éviter de se confronter aux contraintes qu’il arpente chez ses confrères les plus redoutables. Il s’est donc concocté une mixture à sa démesure, où il compte bien faire résonner

  • sa science de l’écriture, fourbie dans les classes ad hoc du CNSM de Paris,
  • sa technique pyrotechnique peaufinée dans les mêmes lieux auprès de Roger Muraro, et
  • sa propre singularité stylistique.

 

 

Le prélude précipite l’auditeur dans la triple étrangeté

  • d’une mélodie plus chromatique que mélodieuse,
  • d’une harmonie plus mystérieuse qu’accompagnatrice et
  • d’un jeu plus oxymorique (netteté des aigus déchiquetés, résonance de la pédalisation) qu’univoque.

Le compositeur s’abstrait de toute séduction facile sans pour autant abandonner le curieux en rase campagne créatrice.

  • L’aspect saccadé du lead dessine des récurrences ;
  • la dimension rhapsodique du propos construit une attente ; et
  • les changements de registres, d’un motif l’autre, esquissent une exploration pianistique conforme au projet pseudo improvisé du prélude.

Voici le discours tantôt

  • suspendu,
  • liquéfié par des accents debussysto-ravéliens (et hop),
  • parcouru par des tensions et leurs chutes,
  • tendu par des répétitions et des échos jusqu’à se goberger de clusters électrifiés par
    • un ambitus élargi,
    • des itérations et
    • de brusques changements d’intensité.

Loin de se réduire à un pataud “grand crescendo” puissant mais prévisible, le prélude est couronné par

  • le retour du premier motif,
  • le dernier arc électrique suraigu et
  • le fade out

rappelant qu’une note, c’est notamment

  • une attaque,
  • une hauteur et
  • une durée qui, traitée sur la longueur, peut révéler les couleurs harmoniques que cèle la compacité de la brièveté (en gros, plus ça dure, plus la perception de la note change alors que quand c’est juste une triple croche, ben, on ne peut en découvrir qu’un aspect, la célérité remplaçant la complexité).

Comme Charles Trenet cherchait à savoir ce qu’il y a à l’intérieur d’une noix, Orlando Bass cherche, en tant que compositeur et en tant qu’interprète, à interroger ce qu’il y a à l’intérieur d’une note donc ce qu’on y entend quand elle est fermée (non encore jouée) ou ouverte (déjà sonnante). Le prélude vibre de cette quête des possibles, autrement dit de l’imagination que suscitent

  • un clavier,
  • une portée et
  • les contraintes relatives d’une forme,

qui plus est lorsque l’on est

  • intellectuellement,
  • culturellement et
  • stylistiquement armé

pour en avoir goûté moult exploitations et posséder les clefs théoriques pour en mener habilement de nouvelles avec une technique sûre évitant toute limité par ses capacités pragmatiques. À l’orée de la fugue, l’artiste semble ainsi dans une liberté appréciable,

  • évitant toute volonté démonstrative,
  • déjouant les pièges puputes de celui qui, pourtant, saurait fomenter un truc plaisant et brillant à l’américaine, mais
  • posant sa musique avec une sobriété qui la rend aussitôt excitante (on a envie de savoir la suite) et existante (on en perçoit, fût-ce par intuition, l’originalité).

 

 

La fugue, nous prévient l’hurluberlu, n’est pas une fugue mais une “Fuga remollescenda”, ce qu’il traduit par une “fuite ramollissante” dont l’objectif est d’instiller de l’ironie dans la musique “afin d’échapper au monde sans espoir du prélude”. En complémentarité de la forme close, de type ABA, du prélude,

  • commençant par un motif peu à peu identifiable,
  • continuant par son développement de plus en plus intense et
  • se terminant par un quasi retour à l’état initial (définition du taedium vitae qui en vaut une autre),

peut-être même en confrontation avec cette forme en arche, Orlando Bass semble souhaiter faire fondre la forme fuguée afin de trouver une échappatoire

  • à l’à-quoi-bonisme,
  • à la sensation de vanité et
  • à la conviction
    • lancinante,
    • intermittente donc
    • d’autant plus sournoise de l’inutilité.

Dès les premières notes, le contraste est patent.

  • Sècheresse décidée du toucher,
  • netteté ciselée de la structure,
  • brio de la rigueur polyphonique

accompagnent un discours cadré qu’éclairent

  • l’indépendance des voix,
  • l’équilibre d’ensemble et
  • les choix de nuances.

La volubilité du piano pulse et propulse promptement le joyeux hommage à la forme-phare de la musique savante vers des rails plus secouants. La sagesse du compositeur se dégrade de demi-ton en demi-ton. Sans quitter l’urgence permise par la tonicité, Orlando Bass

  • complique,
  • travestit et
  • enrichit

le principe en abandonnant le côté “mots croisés” de l’exercice qu’est la fugue (tout doit coulisser harmonieusement “comme papa dans maman”, eût stipulé un trompettiste jadis de mes amis) pour offrir un enchevêtrement plus “Scrabble”, où chaque mot individuellement fait sens mais où le dessin voire le dessein global de l’affaire demeure insaisissable. C’est la double force de l’œuvre, permise par la science et la personnalité du compositeur : maîtriser les ingrédients, changer la recette et la saupoudrer d’un peu de baroque pour conclure. Dans cette perspective, l’ironie semble triple.

  • D’abord, elle consiste à frotter avec rigueur et vigueur un sujet rugueusement – je tente l’adverbe – contemporain à la forme très codifiée de la fugue (esthétique classique).
  • Ensuite, quand le savoir-faire est attesté, elle réside dans le dialogue entre l’intelligibilité évidente du propos (on reconnaît le sujet et ses comparses qui se répondent, se défient et se mélangent) et la dégradation de la structure conventionnelle (esthétique moderne).
  • Enfin, quand la couleur propre à ce mix’n’match est identifiée, l’ironie conclut le travail de fond par une pirouette de forme en convoquant les harmonies, jeux et trilles caractéristiques du topos de l’esthétique baroque.

Ces frictions imprégnées à la fois

  • d’histoire musicale,
  • de technique compositionnelle et
  • d’art interprétatif

font du diptyque une œuvre typique d’Orlando Bass, compositeur

  • féru d’une musique savante polymorphe,
  • conscient des
    • cadres,
    • outils et
    • langages à sa disposition,
  • capable, à force de commandes, de se plier à des contraintes dont il fait des tremplins pour sa créativité,
  • porté par une esthétique personnelle qui ne serait ni tonale ni atonale mais spécifique à son énergie poétique, et
  • soucieux de subsumer ces différents éléments dans un résultat accessible aux becs les plus fins comme aux petits oiseaux du moutier, donc aux experts ès musique savante et aux auditeurs curieux.

C’est

  • théoriquement solide,
  • musicalement efficace et
  • humainement joyeux.

Seule mauvaise nouvelle : il ne nous reste plus qu’un prélude-et-fugue à passer en sa compagnie – et, en l’espèce, celle de Dimitri Mitropoulos. Bonne nouvelle cependant : ce prélude-et-fugue ne sera pas un prélude-et-fugue. On en parle presque très bientôt.


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