Orlando Bass joue Olivier Penard et Orlando Bass (Dux, 2/2)
Après une première galette rendant gloire à l’œuvre pianistique d’Olivier Penard, Orlando Bass remet le couvert dans un même coffret – magnifiquement capté par Christophe Germanique – pour donner à ouïr quelques spécimens de son catalogue personnel, en l’espèce un grand cycle de 40′ et une rhapsodie de 15′.
2.
Orlando Bass
Le cycle Ironies (2018) se déploie sur treize pièces. La passacaille liminaire [disponible en ouverture de la seconde vidéo infra] s’ouvre sur de sombres couleurs qu’agrémentent rapidement des guirlandes cristallines. À l’ostinato grave s’opposent la tentation de l’envolée céleste où des accords tentent de cadrer des gammes volontaires et envahissantes. Une suspension du discours (3’45) rebat les cartes. Elle libère une autre forme de chaos quasi spectral, désarticulé comme un jeu de cloches se dérobant en vagues échos. La résonance finale prolonge ce son liquide jusqu’à plus soif.
L’étude sur Pi (le nombre), d’une durée de 3’14, bien sûr, est présentée dans le livret (hélas non signé, même si l’on suppute que les compositeurs s’y sont quelque peu investis) comme « construite à partir de la séquence des décimales du nombre Pi, en utilisant la fréquence des occurrences du zéro pour construire des phrases musicales, le tout lié par une symétrie autour d’une note n’existant pas au piano : le si un quart dièse ». Pour surpasser cette introduction à peu près aussi limpide que la conscience d’un homme politique ou une bafouille de Bertrand Ferrier, il faut accorder sa confiance au talent et à la singularité pince-sans-rire d’Orlando. Ça tombe bien : je l’accorde.
La pièce débute promptement avec une énergie frappée par des accents quasi hispanisants. Donnent raison à notre curiosité frileuse – c’est bien aimable à eux :
- les irrégularités rythmiques,
- les nuances évolutives,
- l’alternance d’accords et de fusées,
- l’utilisation gourmande de moult registres du clavier,
- la création d’harmonies sachant allier cohérence et surprises,
- la virtuosité discrète,
- la variété des attaques,
- le dialogue entre flux digital et respirations, ainsi que
- la tonicité roborative qui parcourent les 3’14.
Une berceuse enquille. Trois puis deux motifs descendants esquissent manière de thème autour duquel le piano peine à trouver l’apaisement, même dans les aigus. Harmoniques et résonances offrent un espace de respiration vers 2’, mais ni basses circulaires, ni oscillations aiguës – rien ne prépare, en somme, au somme mieux que la suspension du discours.
La barcarolle se balance comme de juste, sans éviter les emportements que les frottements harmoniques exaspèrent. La partition, commencée en duo, se divise ensuite en trois voix, le thème se fixant un temps au centre du clavier. Une deuxième section vole vite en éclats quand l’aigu reprend le thème fortissimo. Les amateurs de swing mièvre passeront leur chemin, en dépit d’une fin délicate : ce sera bon signe pour les autres.
Le scherzo fait courir de droite à gauche un même motif. L’exécution associe
- digitalité,
- clarté et
- musicalité
- (respirations,
- nuances,
- contrastes).
La deuxième section associe unissons dans les médiums et graves avec les commentaires aigus en duo. La tentation du lyrisme guette. Incompatible avec l’idée ironique imposée par le titre du recueil, elle cède face au retour du motif liminaire, brillant à souhait avec sa coda façon Volodos.
La sixième ironie est intitulée Undae transeunt, ce qui signifie, comme chacun sait, ben, c’est pas simple. « Transeunt », c’est facile : « passent ». Unda, c’est l’eau. Undae, ça peut être des ondulations repérables sur un corps planétaire (genre des champs de dunes sur une planète ou assimilée) ; mais il peut aussi s’agir, fantasmatiquement, des ondes en général et spécifiquement de celles de la radio, le dédicataire de cette pièce étant producteur à la radio. L’eau onnedoule et coule en effet à main droite, entre les accords ou les commentaires de la main gauche. Des trilles finissent par vouloir s’envoler malgré la pesanteur des graves percutants. Gravitation, tout le monde redescend alors dans les tréfonds du clavier. Une deuxième section, moins secouée, tente alors de rebâtir un espace plus vivable ; mais les mêmes tensions réapparaissent, prolongées par des effets de reprises ou d’échos jusqu’au chaos final, vite résorbé – comme pour répondre au projet de cette partition cherchant, selon la notice, à « rester sereine dans son propre chaos », ce qui n’est pas forcément si oxymorique qu’il le semble a priori.
Un impromptu enchaîne et, grâce au livret, nous permet d’apprendre un verbe puisque la piste « émule un tendre impromptu ». Comme, cette fois, chacun sait pour de bon, « émuler » semble désigner, en langage de geek, la simulation sur ordi du fonctionnement d’un autre ketru, par ex. un autre système d’exploitation (hors toute politique, bien entendu). Un rythme ternaire permet d’exposer un thème traité presque très sagement, comme en témoignent les conclusions – pour le coup ironiques – autour de 0’54. Le développement conduit à une nouvelle évocation du thème jusqu’à une coda grave et éthérique.
Pour les corps non éthériques, bonne nouvelle : il y a à manger dans les deux « ironies » suivantes. De volubilita condimentorum promet de nous guider dans, j’traduis approximatimatif, la volubilité des assaisonnements, susceptible de traduire, selon le livret, « l’activité foisonnante, presque pathologique, [régnant] en cuisine ». Ça va vite, en effet, dans les aigus, avant que les graves ne donnent un côté jazzy à cette course de nouveau ponctuée de cadences ironiques (0’45). Dans cette précipitation, le chef Orlando nous ménage quelques belles respirations (0’54, avant le lab – mib – solb) entre deux rushs, incluant quelques explosions propres à remettre de l’énergie dans ce moteur audiblement bien huilé.
Cruditas colombo urbano évoque, outre, fût-elle ironique, cette maudite troisième déclinaison des imparisyllabiques avec leur putain de génitif pluriel en -um, l’indigestion par pigeon des villes ou pour cause de pigeon des villes (« j’aime bien l’ambiguïté », nous stipule le compositeur qui est donc bien un grand malade). Deux accords récurrents résonnent, les maudits, tandis que l’on tâche de traîner son trop-plein vers on ne sait quoi (j’ai bien une idée, mais pas ici), avec la sensation douloureuse d’avoir été pigeonnés. Que ce soit le pigeon qui indigère à cause des cochonneries humaines, ou l’humain qui indigère à cause d’un pigeon trop urbain, le résultat, bancal et sans solution, est malaisant à souhait.
Undae dissolvunt, dédié à une férue de la mer, baguenaude avec fantaisie, et sans négliger les silences, dans un monde balancé avec légèreté mais non mièvrerie. Nous en préservent
- les accents,
- les mutations,
- les harmonies intranquilles,
- les accélérations,
- les crescendo évanescents, et hop, ainsi que
- le goût d’Orlando Bass pour la longue résonance finale, sorte de points de suspension qui dissolvent moins qu’ils ne diffractent le paysage à peine esquissé.
Deux mouvements perpétuels s’ensuivent, « abusant de l’intervalle de seconde » nous prévient, mutin, le livret. Le A triture la seconde mineure avec une virtuosité et un motorisme que la technique pianistique exceptionnelle du compositeur rythme et enrichit à loisir sur un spectre de nuances d’où émerge, çà ou là, l’ironie d’une comptine enfantine brisée par l’arythmie apparente (1’16). (Oui, on peut respirer, youpi, youpi, la phrase est finie.)
Le B porte son dévolu sur la seconde majeure passé à la sauce malambo – danse folklorique argentine où, comme savent ceux qui savent, « le rythme prévaut sur la mélodie », nous promet-on et qui s’amuse parfois à balancer entre un rythme ternaire 3/3/3/3 et un rythme brisé en 2/4/2/4. Ça swingue, en effet, dans le piano, sans oublier de respirer pour lisibiliser, badabam, le phrasé de l’interprète (0’41), par exemple.
- Mélodie obstinée,
- ternaire balancé,
- contrastes piquants :
gouleyant. Une sarabande funèbre de près de 7’ conclut le cycle. Posé, l’incipit fonctionne un temps sur une aspiration au transcendantal des aigus que l’attractivité des basses contrecarre à plusieurs reprises. Des réitérations semblent mimer le ressassement d’une remémoration circulaire. La construction évoque une déconstruction. Des pointillés sonores, composites jusque dans leurs harmonies, assemblent différents motifs exposés à différentes hauteurs et intensités. La colère ou le chagrin (est-ce toujours si distinct ?) gronde avec expressivité. Puis un brusque tacet (4’59) absorbe ces excès. Le motif liminaire revient, habillé par des graves funèbres qui engloutissent peu à peu tout espoir de lumière, d’abord dans une longue tenue, dans un long silence ensuite.
Après les Ironies, un sarcasme « sardonique » conclut le disque. Ce quart d’heure est intitulé Un pot-très-pourri d’opéra, issu de deux spectacles environ :
- une farce lyrique appelée Un barbare à l’opéra et
- les dizaines de « galas d’opéra » mondains qu’Orlando Bass a dû accompagner (il nous en parlait dans un entretien).
Déformés, grimaçants, méconnaissables, concaténés ou juxtaposés, des tubes d’opéra se bousculent sous les doigts d’un remixeur-interprète qui n’ignore rien de ce répertoire ni de l’art de la paraphrase – art qui se raréfie aujourd’hui, fors l’inénarrable Cyprien Katsaris et, donc, le sardonique Orlando Bass. Le résultat pourrait être « simplement » technique, ou jeu de private jokes pour mélomanes fans de Radio Classique et plus calés qu’un directeur d’opéra incompétent.
- La réharmonisation des golden hits,
- l’irrévérence savante
- ainsi que le travail sur
- le collage et le décollage,
- le décalage et l’allusion,
- la reconnaissance et le mystère
happent l’auditeur dans un enjeu autrement intéressant que l’entre-soi ou l’admiration aussi justifiée que stérile en émotions. Le compositeur s’approprie les œuvres dépecées ; l’interprète leur redonne vie en les pimpant de sa fougue et de sa science pianistique. Au programme, ni trahison, ni humour pour sourire pincé et coup d’œil au voisin de la Philharmonie afin de vérifier si lui aussi feint d’avoir reconnu : plutôt une méditation sur
- la musique,
- la postérité flatteuse, séductrice et réductrice, mais aussi
- la posture de l’auditeur d’œuvres savantes, connues ou inédites.
Tantôt, Orlando Bass difforme, pour ainsi dire, l’air et l’harmonie. Ainsi, il révèle et défie le tube en le tordant.
Tantôt, il cite brièvement un « air connu » quasi tel quel, faisant émerger à découvert ce que tout-le-monde-est-censé-connaître-donc-apprécier.
Tantôt, il se perd dans de superbes méditations qui ne sont pas forcément des transitions.
Tantôt, il trahit les hits avec talent, les triture et les brouille au point de rendre, paradoxe non négligeable, méconnaissables (à quel moment c’est encore le tube, à quel moment c’est vraiment n’importe quoi ?).
Et, tantôt, il fait tout cela à la fois, comme quand il mute Offenbach en Bizet.
Comme le revendique Orlando Bass, « il n’y a pas une mesure qui ne soit tirée d’un ouvrage lyrique, mais le degré de déformation peut être tel que le compositeur ne se souvient pas de toutes les références… »
Bref, il y a
- du brio d’écriture et d’interprétation,
- de la culture et de la créativité,
- de la tradition paraphrastique et de la remotivation de genre,
- de la nostalgie et de la colère,
- du sérieux et du coupé-décalé,
- du plaisir coupable et du plaisir retrouvé… et comme une question qui se perd dans les irisations cristallines d’une fin qui se dérobe.
L’ensemble de ce pot-fort-faisandé pétrit une conclusion à la hauteur d’un disque réservé aux pianophiles que l’envie de découvrir écritures singulières et interprétation hénaurme titille. Pour les autres, pas d’inquiétude : entre un loup et une polémique sur la relation maître-élève dans les conservatoires parisiens, il doit bien rester un disque d’Hélène Grimaud dans un bac de la Fnac Saint-Lazare. Ou, mieux, un recueil des plus belles photos d’Assa Traoré. Oh, oui, c’est bien, ça. En tout cas, quand on aime, ça doit être sympa aussi. Au moins autant que l’Écosse en autocar, j’imagine.