Opéra Bastille, 7 mai 2013
En provenance de Barcelone, La Gioconda d’Amilcare Ponchielli entre cette année au répertoire de l’Opéra de Paris. En tête d’affiche, Violeta Urmana. Et voilà l’travail…
L’histoire : à Venise, au dix-septième siècle, la Gioconda, chanteuse des rues affublée d’une mère aveugle que la Cité prend pour une sorcière, est amoureuse d’Enzo, un noble banni de la Sérénissime et revenu sous une fausse identité. Las, Enzo est revenu pour enlever Laura, son amour de jeunesse (il se fiche de la Gioconda comme de colin-tampon) ; et, à l’inverse, Barnaba, un espion bien introduit auprès du Doge, veut absolument pour lui cette Gioconda (qui, elle, le rejette, heureusement, sinon y aurait pas d’histoire). Fourbe, sournois, traître, comploteur, bref, déterminé, ledit Barnaba complote deux pommes : il feint d’aider Enzo pour que celui-ci débarrasse le plancher, mais il le trahit pour que son rival se fasse buter. C’est finalement la Gioconda qui, reconnaissant sa défaite amoureuse, manipule le méchant pour aider Enzo et Laura à s’enfuir. Au moment où elle doit céder à Barnaba, elle s’empoisonne efficacement, permettant au salaud d’être vraiment salaud (il lui apprend que c’est lui qui a étranglé sa mère, nananananère).
La représentation : cette « création » (en réalité tournée en Espagne avec la même Violeta Urmana) fonctionne sur l’interprétation de Pier Luigi Pizzi, metteur en scène, décorateur et costumier. Décor simple (pont, canal, mer en fond), costumes élégants, mise en scène sans facétie visant surtout à canaliser, avec métier, les nombreuses scènes de chœur. Rien de rédhibitoire, pour une fois. Le metteur en scène ne cherche pas à faire le malin – ce qui est plutôt une qualité, même si une once de créativité, d’originalité bien frappée, de trouvaille inattendue, aurait pu relever la sauce d’un livret d’Arrigo Boito (« d’après Victor Hugo ») pas franchement palpitant. Si, notons quand même la volonté de « faire moderne » donc ringard : la scène de danse est interprétée par une dizaine de danseurs, dont deux solistes quasi nus (surtout Letizia Giuliani, Angel Corella gardant un pudique pagne-string). Pourquoi ? Quel est le projet ? l’intérêt ? Admettons qu’une danseuse à poil (puisque c’est ce ça qu’il s’agit), bon, ça peut être appétissant. Mais, dans ce contexte, cette dénudation nous paraît débilement banale. Signalons enfin que, à nos yeux, les lumières (de Sergio Rossi en l’occurrence) rendent difficile de distinguer le visage des protagonistes, surtout quand ils sont en avant-scène. Dommage… car il y en a souvent !
L’interprétation : sous la direction de Daniel Oren, l’orchestre se lance à l’assaut d’une réjouissante partition qui sonne souvent comme du Verdi (fanfares, festivités, surlignement dramatique joliment harmonisé). Il nous semble entendre plusieurs décalages flagrants dans les départs – sans doute ce défaut, compréhensible pour une deuxième représentation, a-t-il pu être corrigé par la suite. Mais l’essentiel est assuré : le chef évite que l’orchestre ne couvre, quelques beaux passages d’ensemble effacent les éventuels écarts sporadiques, et les solistes signent, à leur habitude, une prestation bien goûteuse à l’oreille. Non, ça veut rien dire, mais c’est peut-être très profond, alors je laisse.
Côté vocal, on se réjouit d’entendre de beaux passages choraux, et de constater, que, pour une fois, des chanteurs français sont engagés dans des rôles (minuscules, certes) : Julien Joguet, Kevin Amiel, Yves Cochois, Nicolas Marie ont l’occasion de pousser quelques sons en soliste. Je suis d’accord, la musique n’a pas de nationalité, mais ce n’est pas choquant que, dans un Opéra national, on puisse parfois donner des rôles à des nationaux. Oui, même sans voter pour l’autre tarte qui oublie de remplir sa piscine avant de se prendre une petite trempe – bref, de faire trempette.
Chez les vedettes, Violeta Urmana est égale à elle-même. On apprécie sa puissance et sa précision spectaculaires dans ses deux registres de prédilection (le « grave » et l’aigu de sa tessiture), même si, par snobisme assumé, on aurait supposé qu’elle négocierait mieux ses passages dans les médiums. C’est sans doute physiquement impossible, et cela importe peu : tous les défis de la partition sont relevés de bout en bout, et la cantatrice met même du cœur à l’ouvrage pour interpréter un rôle dont il faut bien admettre que, dramatiquement, il n’est pas le plus intéressant du répertoire. Pourtant, ce personnage concon est exigeant, et La Gioconda offre à son interprète des morceaux de bravoure si attendus (ouverture de l’acte IV) que l’on ne peut qu’être esbaudis quand ils sont enlevés, après 2 h 30 de scène, avec le panache requis.
Autour du rôle-titre, on apprécie notamment les graves de Maria José Montel (la Cieca, la maman aveugle de la star), et, après des débuts hésitants, on se laisse finalement convaincre par Claudio Sgura, dont la constance est une qualité importante pour le rôle écrasant de Barnaba. Si la Laura de Luciana d’Intino et le redoutable Enzo de Marcelo Alvarez sont très honorables sans nous avoir paru stupéfiants, admettons une franche déception pour l’Alvise Badoero d’Orlin Anastassov, il est vrai remplaçant du chanteur prévu en premier chef. Est-ce cette récente substitution ? Ce soir-là, la voix nous paraît insuffisante en volume et en grave pour camper de manière indiscutable la basse redoutable du coq cocu qui dirige l’Inquisition.
En conclusion, ce spectacle agréable remet néanmoins en cause l’idée que La Gioconda « consacre le génie de Ponchielli ». Du savoir-faire, du plaisir opératique, de l’art harmonique, il y en a. Mais l’objectivité conduit à pointer un livret sot et plat, peut-être ici peu valorisé par une mise en scène qui manque elle aussi de relief. Élève Arrigo Boito, vous pouviez mieux faire, et vous, Signor Pizzi, itou ! (Non mais…)