Opéra Bastille, 28 mai 2013
Événement à Bastille : la nouvelle coque en bois spécialement conçue pour les concerts de l’orchestre seul, et curieusement hérissée d’espèces de croix de Lorraine (voir pour golri galerie ci-d’sous), est inaugurée… dans un curieux programme !
En première partie, l’Orchestre national de l’Opéra, dirigé par Philippe Jordan, interprète le premier mouvement de la Dixième symphonie de Gustav Mahler. Cette fresque d’une vingtaine de minutes évolue dans des climats contrastés, souvent paisibles, avec des éclats sonores qui secouent une atmosphère mélancolique. Or, après une première section très émouvante (bel ensemble des cordes), il nous semble que l’intensité se perd et que les tempi se dilatent. Sans doute est-ce juste, à nos oreilles, un problème de nuances. Philippe Jordan privilégie l’unité du mouvement, ce qui est paradoxal puisqu’il a d’abord désunifié cette longue symphonie. Cela ne nous paraît pas rendre justice de la variété des climats dont l’ouverture inquiétante, prenante, de la Symphonie, regorge. Bizarrement, pour un chef qui, petit papier à la main, tient à dédier le concert à feu Henri Dutilleux, la première partie s’arrête ainsi. On en déduira qu’elle servait surtout à faire fonctionner le bar, car son peu de consistance a quelque chose de cynique !
En seconde partie, est donnée l’intégralité de la Treizième Symphonie, dite Babi Yar, de Dmitri Chostakovitch. Nous avions rendu compte de sa brillante exécution, le 8 janvier, à la salle Pleyel. Nous ne reviendrons donc pas sur le détail de ce gros bloc d’une heure cinq minutes. Rappelons seulement qu’elle s’articule en cinq mouvements, qui mettent aux prises une formation rare : gros orchestre, chœur de basses et soliste basse. Alternent explosions massives et soli superbes (bois, tuba, violoncelle…) ; sonorités envoûtantes (basson, clarinette basse) et cloches glaçantes ; moments énigmatiques, farce populaire et lèche-culisme grandiloquent très chostakovitchien (faut bien vivre…) ; grondements des basses et furie du soliste ; chuchotis de la voix et claquement des percussions… Bref, c’est passionnant et spectaculaire.
Les masses sont au rendez-vous : l’orchestre, à l’évidence très à l’aise dans une forme plus proche de ses habitudes (l’œuvre est sinon un opéra, du moins une cantate), est attentif à caractériser chaque mouvement et à laisser la place qui revient à la voix ; le chœur, assemblant les graves de l’Opéra à ceux du Philharmonique de Prague, est à la fois pléthorique et superlatif (attaques, puissance, précision des parties chuchotées…) ; et le soliste, Alexander Vinogradov, devient instantanément le chéri de ses dames – y compris de celles qui ont déjà un faible pour la coupe en brosse de Philippe Jordan. Mais, même hors ce délit sexiste, quel plaisir de découvrir sans cesse de nouvelles voix d’excellence ! Né en 1976, la basse du soir est un type fluet – les fanatiques de basses énormes et massives en sont pour leurs frais. Pourtant, la technique est là, et l’homme assure sa partie : variété des registres (déclamation, harangue, ironie, dénonciation), grande palette de nuances, et même discret petit jeu scénique pour l’échange avec le chœur – malgré l’absence d’une bouteille d’eau qu’il semble chercher un temps, nous signale une midinette. C’est très bien, même s’il lui manque, à notre goût, un peu d’autorité. Certes, l’individu n’a aucun mal pour tonner, mais sa tonicité ne nous semble pas tout à fait suffisante pour donner à cette parole, engagée avec grandiloquence, le poids qu’elle revendique.
En conclusion, après une première partie décevante, on ne peut qu’applaudir des deux mains l’exécution (pan !) de cette symphonie passionnante et protéiforme, anti-antisémite (sur Babi Yar et les autres non-dits, vient de paraître, chez Robert Laffont, La Littérature des ravins de la prof Annie Epelboin et de la doctorante Assia Kovriguina) et néanmoins ultrapatriotiste. Un peu moins de cynisme dans la construction du programme, un peu moins de raspinguerie irritante dans la distribution du livret (un conseil : ne jamais arriver ensemble si vous venez à deux, vous n’auriez droit qu’à un programme, sans doute pour permettre aux ouvreurs d’en avoir des caisses de non-distribués à la mi-temps), et, en sus d’être heureux, l’auditeur – qui, en bon professionnel, avait apporté son rouquin, pas si sot – serait reparti comblé !