Olivier Messiaen, Intégrale de l’œuvre d’orgue, Forlane – 9 – Le Livre du Saint-Sacrement (1)
18 mouvements, 2 h de musique : le Livre du Saint-Sacrement, signé par Olivier Messiaen un an après Saint François d’Assise, termine l’œuvre d’orgue sur un monument que Pascal Vigneron a confié à trois étudiants de la Hochschule de Stuttgart. Leonard Hölldampf est chargé des sept premiers numéros ; Xabier Urtasun n’en jouera que cinq, dont le monumental onzième ; Lars Schwarze claquera les six derniers. Nous proposerons une notule pour chaque interprète.
Sur un tempo très lent comparé au mètre-étalon Latry (3’40) mais en ligne avec de nombreuses autres propositions (Hans-Ola Ericsson et Jolanda Zwoferink, par exemple), Leonard Hölldampf déploie largement l’incipit legato à mesures inégales de la première pièce, « Adoro te ». Le morceau gagne en solennité, cohérente avec le titre inspiré par saint Thomas, ce qu’il perd en énergie enthousiaste. Unissant musicalité et intelligibilité, la boîte expressive fait entendre les mouvements de l’âme tapis dans une harmonisation saturée. L’affaire s’appuie sur une pédale têtue qui finit par aspirer l’adorateur dans le mystère des graves qu’auréolent de longues tenues.
« La source de Vie » est un éloge de la soif – spirituelle, la soif, évidemment, précisons-le pour les mécréants qui volettent autour de cette notule tels des guêpes autour d’un melon, pas tant pour dévorer le melon – j’en suis convaincu – que pour effrayer ceux qui comptent le gober et en tirer des photos les ridiculisant qu’elles postent, ensuite, sur leur IG à elles. En effet, indifférente à ces considérations hyménoptériques, l’espérance du croyant – saint Bonaventure (et non Saint-Bonaventure, M. Le Livret) en tête – est de garder le désir de « l’éternelle lumière » tant il est vrai que ce qui différencie la Fontaine de Vie du cassoulet, par exemple, est que, bien drivé, le fontainophile doit pouvoir avoir toujours envie d’en reprendre – ce serait mauvais signe sur le cassoulet. Ou alors un cassoulet light, à la rigueur. C’est ça, une salade bio. Ce serait très mauvais signe, donc.
« Très modéré » et « un peu lent, entre legato et « le plus lié possible, l’invention du sourcier se présente comme un accompagnement avec double voire triple pédale, tandis qu’une mélodie se déplie mezzo forte au positif.
- La beauté des sonorités de l’orgue (ondulant et solo),
- la richesse d’harmonisations mystérieuses et
- la simplicité apparente de cette brève esquisse
nourrissent chez l’auditeur sinon la soif de Dieu, du moins la curiosité nécessaire pour ouïr la suite.
« Modéré » mais « un peu vif » se faufile « Le Dieu caché » au sens où il faut avoir la foi chevillée aux yeux du cœur pour découvrir, derrière l’homme supplicié, la divinité de Jésus sur la croix [pas « sur la crois », Mme la notice : on ne note pas toutes les bourdes orthotypo, mais celle-ci est cossue, on en conviendra]. L’alléluia de la Fête Dieu, cher au compositeur, ouvre la séquence monodique de la pièce. Un premier chant d’oiseau, celui de l’étourneau de Tristram, évoque, sautillant, l’Israël des origines. La rupture suivante pose une nouvelle pièce du puzzle divin sous la forme d’un passage « un peu lent » et méditatif qui s’interrompt devant l’alléluia de la Fête-Dieu, présenté sur deux plans sonores.
Une monodie « bien modérée » permet à Leonard Hölldampf de poursuivre son catalogue de sonorités en associant joliment régularité d’ensemble et légère souplesse agogique. Les commentaires de l’étourneau de Tristram et le retour de la méditation laissent présager une forme ABAB qui s’enrichit, en réalité, d’une coda où l’hypolaïs pâle, autre oiseau israélien, vient staccater avant un minifinale pianissimo sur bourdon de 8′ (qui semble ici enrichi) et soubasse de 16′. La répétition dans le même ordre des motifs de la pièce, d’abord décontenançants, paraît à l’auditeur de comprendre la logique structurelle du mouvement, image microscopique de la quête humaine d’un Dieu a priori incompréhensible mais que patience et longueur d’amour rendent, à certains, plus proche.
Le bref « Acte de foi » commence « un peu vif » par un « staccato lourd » manualiter (id est aux claviers seuls, sans pédalier).
- Accords décidés voire répétés,
- traits vifs interrompus,
- dialogue entre pédale et claviers
présentent sous forme presque bissée un credo tonique conclu à l’unisson sur un mi décidé.
« Puer natus est nobis » s’ouvre sur un appel du cornet (quinte initiale de l’introït qui donne son titre à la pièce) avant qu’un balancement superbement registré ne se révèle.
- Changement de couleurs,
- variété de climats,
- singularité de la double pédale et tonicité des parties pour claviers seuls,
- plaisir du ressassement du motif liminaire
éclairent une partition rhapsodique où l’hypolaïs – des oliviers, cette fois – pointe le bout de son bec avant le retour du cornet et une courte coda toute de douceur parée.
L’hommage au pain vivant descendu du ciel constitue la substance de « la manne et le Pain de Vie ». Face aux hauteurs du récit, récurrentes, fonds et cornets, semblent ausculter le désert en attendant la manne. Même le traquet deuil puis l’ammomane du désert – le storytelling expliquant que le compositeur a enregistré leur chant au désert de Judée – cherchent de quoi se goberger.
- Traits,
- tremblements,
- contrastes,
- curieux assemblages (gambe seule versus double pédale de flûte de 4′) et
- quelques récurrences (tels ces passages en « staccato lourd » ou le thème swing du cornet)
semblent quêter voire implorer la Nourriture, peut-être même sans le savoir, ce qui expliquerait l’impression d’éclatement du propos jusqu’à un accord d’Ut# résolument optimiste quant à la possibilité des hommes, même égarés, de trouver la Vie dans l’eucharistie où les croyants escomptent rendre actives les grâces à eux destinées.
« Les ressuscités et la lumière de vie » commence sur un quadruple forte. Enfin, presque : une fois de plus, la résonance du morceau précédent termine sur la piste suivante et grignote même le début des « Ressuscités ». Sur la partition consultée, nulle trace d’une demande d’enchaînement. On peut décidément regretter ces maladresses de finalisation dont Forlane semble se rendre coupable sur le coffret.
Pour ceux qui connaissent l’alphabet messiaenique, le compositeur propulse « RÉSURRECTION » au début et à la fin. Pour les autres, ça joue fort sur l’ensemble des registres disponibles, du suraigu au profond de l’orgue. Trilles au clavier, staccato lourd, contrastes (tempi, manualiter versus tutti, type d’harmonies) soulignent à la fois
- l’importance cruciale de cette espérance dans la foi chrétienne,
- la complexité de son intelligence par l’homme et
- le changement que cette perspective doit provoquer dans la nature des croyants.
En s’attachant à faire vivre le texte avec sérieux, intelligence et une certaine dose de modestie, Leonard Hölldampf propose une exécution caractérisée de ces premières pages du Livre.
- Au brio extraverti,
- aux couleurs surexposées,
- au renforcement caricatural des oppositions,
le jeune interprète préfère le sérieux et le net. Les adeptes du mystérieux enveloppé de sfumato, du clinquant démoniaque ou du rutilant ripoliné iront toquer à d’autres disques. En dépit d’une gravure forlanique par moments perfectible, les auditeurs soucieux d’être soutenus dans la rude ascension sacramentelle proposée par Olivier Messiaen pourront, eux, lui prêter deux oreilles plus qu’attentives.
Épisodes précédents
1 – Pièces diverses
2 – L’Ascension
3 – La Nativité
4 – Les Corps glorieux
5 – Messe de la Pentecôte
6 – Le Livre d’orgue
7 – Méditations sur le mystère de la sainte Trinité (1)
8 – Méditations sur le mystère de la sainte Trinité (2)