Olivier Messiaen, Intégrale de l’œuvre d’orgue, Forlane – 6 – Le Livre d’orgue
Les sept pièces du Livre d’orgue forment, avec la Messe de la Pentecôte, la partie préférée du corpus messiaenique tel qu’interprété par Louis Thiry. Pour l’artiste, les deux cycles « sont les plus belles réussites » d’Olivier Messiaen grâce à leur « côté radical » et à « un certain classicisme ».
Pour le classicisme, en effet, la forme est en apparence servie. Après la messe (1950), voici le livre d’orgue, une appellation qui fleure bon sa musique ancienne. Pour la radicalité,
- les options stylistiques,
- la composition du Livre et
- les options de registration
ne manquent pas d’audace, en effet. Particularité du Livre d’orgue pointée par Thiry : « Presque toutes les pièces se déroulent sur une registration unique, avec des plans sonores définis une fois pour toutes au début ». « C’est une musique qui ose », conclut l’organiste.
Avec la classe d’orgue du Conservatoire royal de Bruxelles, osons donc nous lancer dans le premier mouvement, dont le titre, « Reprises par interversion », est aussi peu amène avec le béotien que l’annotation liminaire spécifiant qu’ont été utilisés trois rythmes hindous « traités en personnages rythmiques » et expliquant que
- l’un augmente d’une triple croche à chaque répétition ;
- le deuxième « part en forme exagérée » et diminue d’une triple croche à chaque répétition ;
- le dernier ne change pas.
L’interversion se crée lors des reprises qui vont « des extrêmes au centre puis du centre aux extrêmes, puis [de façon] rétrogradée ». En gros, c’est toujours la même chose mais toujours pas pareil. C’est dire si nos lecteurs préférant le zim boum pan pan, ce qui leur droit le plus strict, peuvent revenir voir demain si nous ne sommes pas revenus à des sentiments moins tarabiscotés.
En attendant, affrontons cette pièce disposée – selon les indications du compositeur – sur quatre plans sonores :
- au récit, un curieux assemblage de Bourdon de 16′, de hautbois et de cymbale ;
- au positif, une ouverture céleste associant prestant de 4′, nazard de 2 2/3, tierce de 1 3/5 et piccolo de 1′ ;
- au grand orgue, un ensemble classique avec des bourdons de 16 et de 8 et une flûte de 4′ ; et
- à la pédale, une bombarde de 16′,
tous jeux disponibles sur l’orgue de Toul.
Sur un tempo très lent (5’15 pour Thiry, 6′ pour Latry, 8′ dans la présente version), Damien Leurquin glisse les différenciations de hauteur et les microchangements de durées. Des silences, toutes les deux minutes, signalent des changements de règles ; des récurrences s’imposent et assurent une certaine lisibilité ; mais, en dépit de l’élégant étagement sonore des interventions (et à cause de lui), ce mouvement, caractéristique d’un certain sérialisme, semble davantage viser à bluffer l’intellect de l’auditeur qu’à le saisir d’une émotion poignante. Le titre le laissait entendre, et la singularité des trois types de sonorités proposée ne suffira pas à convaincre tous les mélomanes qu’il est possible de se laisser fasciner par
- la segmentation immuable du propos,
- la construction sévère et rigoureuse répondant à des exigences culturellement et intellectuellement non accessibles par la seule audition, ou par
- l’absence de tension narrative hormis la coexistence indifférente de trois motifs, ce qui, sur 8′, fait un peu léger en termes de pitch.
Titulaire de deux Diplômes d’État pour enseigner le piano et l’orgue, Salomé Gamot s’octroie la première « Pièce en trio » du Livre. Par convention, à l’orgue, un trio désigne une partition où la main droite, la main gauche et la pédale ont trois voies d’égale importance. Pour un mystique titulaire de l’église de la Trinité, on devine sans être clairvoyant les implications théologiques d’une telle tripartition. Pour l’interprète, fors le dix-huitième siècle français, l’appellation est synonyme d’un travail d’indépendance des pattounettes qui, pour donner parfois des résultats sublimes, n’est pas souvent sans complexité.
Au centre du triangle, Olivier Messiaen a placé la question du rythme ou plutôt des rythmes hindous « traités en valeurs irrationnelles » sur quatre plans sonores nettement caractérisés, la main droite occupant le grand orgue à l’ouverture (bourdon de 16′ et flûte de 4′) et la main gauche travaillant elle aussi les aigus au positif. Le résultat siéra aux Konnaisseurs mais aussi aux amateurs d’une poésie énigmatique, capables de s’enfoncer dans un paysage inhabituel avec gourmandise. La brièveté du propos ne le rendra pas inaccessible aux curieux prêts à admettre que « maintenant, nous voyons dans un miroir d’une manière obscure » (la citation de saint Paul proposée par le livret n’est pas la bonne, elle a été intervertie avec l’autre pièce en trio).
« Les mains de l’abîme » est le second morceau confié à Damien Leurquin. Il ouvre d’emblée l’abyme dont le cri a permis à la profondeur de « lever ses deux mains », selon la vision du prophète Habbacuc. L’interprète veille à associer
- tenues,
- accords presque détachés et
- respirations
qui structurent la première partie triple forte. La deuxième partie débouche vite sur un duo entre une voix humaine tremblante – sans doute l’humanité derrière la voix – assis sur un 16′ terrien, et un attelage céleste associant tierce et piccolo de 1′. La deuxième section est traitée en trio. Derrière une pédale qui semble marquer l’inéluctabilité des abysses, l’humanité médiane sembl
- tantôt sauter en vain vers le ciel pour s’en approcher,
- tantôt se contenter d’essayer de l’imiter,
- tantôt s’épuiser à constater qu’elle ne capturera jamais l’essence de l’ineffable, la répartition des rythmes soulignant l’incompatibilité de substance entre les deux entités (9 pour 4, 7 ou 10 pour 8).
Le retour du segment liminaire enclôt le mouvement dans une forme ABA presque tragique.
Charlène Bertholet hérite des « Chants d’oiseaux ». Après le temps de pénitence, voici venu le temps pascal où l’après-midi offre les fredonneries du merle noir (0’29), du rouge-gorge (0’44), de la grive musicienne (0’49) et, quand s’insinue le crépuscule, du rossignol. La registration demandée travaille
- le contraste (cymbale et bourdon de 16′ au récit, clarinette et quintaton de 16′),
- le simple (bourdon de 8′ au GO) et
- l’oxymorique cher à Olivier Messiaen (flûte de 4′ au pédalier).
La pédale arbitre un temps les échanges ornithologiques ; puis le merle noir prend le pouvoir grâce à la dextérité monodique de l’interprète. Le motif liminaire sert d’interlude avant que le merle noir ne tente son retour. La grive musicienne lui répond, le rossignol enchaîne – bref, chacun cause à son tour, encadré par la pédale. Ce statisme aux relents ésotériques pourra perdre l’auditeur pressé malgré le soin apporté à cette collection de chants musiqués – on aurait néanmoins mauvaise grâce de tirer la tête :
- les phrasés, tempi et silences sont justes,
- les jeux utilisés respectent la nomenclature messiaenique et ne manquent pas de fruité, et, soyons honnêtes,
- le titre avertissait les réfractaires aux pulsions d’oiseleurs du maestro – s’ils sont là, c’est qu’ils le valent bien.
Pour présenter la seconde « Pièce en Trio », dévolue à Maria Vekilova, la notice de l’intégrale de Willem Tanke (Brillant) est éclairante : sa « structure rythmique complexe n’est pas destinée à être décelée à l’écoute », elle est « difficile à comprendre et constitue un véritable test de la capacité de concentration de l’auditeur ». Ce programme prometteur commence à un tempo « bien modéré » sur une monodie traversant l’ensemble des registres. La main gauche rejoint la danse hindoue, suivie par la pédale (de nouveau en 4′) qui joue « la mélodie principale » selon le compositeur, la ligne principale selon l’auteur de, précisément, ces lignes, souvent constituée de montées de trois notes inégales. Un effet de mélange presque spectral tintinnabule dans une résonance déchiquetée où
- quelques tenues,
- quelques silences et
- quelques sautes de registre dans chaque voix
tiennent lieu d’événements. L’atmosphère obtenue n’est pas sans charme dans son intention. On goûte
- des irisations,
- des saccades presque imprévisibles et
- l’installation d’une tension nourrie par les interversions sérielles entre
- répétitivité et
- déformation du motif ressassé.
Toutefois, le résultat, étalé sur 8’20, pourra sans doute séduire les mélomanes ayant
- une vie intérieure très intense à la recherche d’une bande-son peu commune,
- une connaissance musicologique très poussée ou
- une capacité remarquable à se laisser emporter par une supposée magie du son (quelque moyen ou substance employât-on afin de parvenir à cette performance).
Les autres trouveront peut-être que c’est une bien curieuse manière de célébrer le dimanche de la Trinité voire d’utiliser la rigueur méritante de Maria Velikova. Considérons que des œuvres de ce tonneau-là tracent la ligne de démarcation entre auditeurs de bonne volonté et sachants qui sachent. Nous ne tombons pas du côté des admirateurs – au fond, qu’importe ? des coups et des douleurs, discute-t-on vraiment ?
« Les yeux dans les roues », tube du recueil, est offert à Salomé Gamot. C’est la toccata du recueil, dont le titre reprend l’image du prophète d’Ezekiel – nouveau nom de celui qui se faisait appeler Ézéchiel à l’ère Messiaen, et se retrouve plus proche de l’épiscopat que de l’état de prophète en devenant Evechiel dans le livret Forlane – laquelle, depuis, a perdu de son mystère par le truchement de la dernière réécriture. Désormais, pour l’AELF, les roues de chaque Vivant, représentant leurs visages ont un pourtour « grand et effrayant, rempli de scintillements ». Résultat,
là où l’esprit voulait aller, ils allaient, et les roues s’élevaient avec eux : l’esprit du Vivant était dans les roues[,]
ce qui change un brin d’avec
les jantes des quatre roues étaient remplies d’yeux tout autour. Car l’Esprit de l’être vivant était dans les roues[,]
version messiaenique. Puissant déferlement en trio sur les tutti (surtout à la pédale, qui a droit aux 32′ et est donc marquée quadruple forte quand les claviers en restent à un triple forte), la pièce emporte l’auditeur par son exigence motorique qui s’achève, comme la pièce précédente, sans se résoudre ni ralentir – le montage Forlane ajoutant même quinze secondes après la dernière note, soit cinq secondes de résonance et dix secondes comme pour résorber cette énergie…
… et marquer la fin du disque, puisqu’il faut glisser la cinquième galette dans le mange-CD si l’on veut entendre le dernier mouvement du Livre. Au point où l’on en est, pourquoi pas ? Laurent Fobelets, ingénieur de gestion perfectionné à l’orgue auprès de Bernard Foccroulle « depuis 2014 », s’est donné la peine de travailler la pièce et de l’enregistrer, écoutons donc les « Soixante quatre durées ». Le morceau, proposant des durées allant d’une à soixante quatre triples croches, est décrit comme d’humeur « sensitive and atmospheric » dans l’intégrale Tanke, comme « traversée par des oiseaux fantastiques » dans l’intégrale Latry (le compositeur promet en effet, quitte à raidir ses haters, un texte « peuplé de chants d’oiseaux »). Soit, partons pour le rêve et le peuple ornithologique.
Sur un tempo « modéré », la registration requise associe un mélange creux au récit (16′, 8′ et 2′), un ensemble cohérent de 16-8-4 + quinte de 2 2/3 au grand orgue, et deux sonorités très messiaeniques, l’ensemble quintanton de 16′ avec clarinette et nazard de 2 2/3 au positif et la flûte de 4′ à la pédale. La main gauche prend le lead, harmonisée par la main droite et une double pédale. L’interprète prend grand soin, dans ces dix minutes obsédées par la durée, de
- dessiner des coupures claires,
- ciseler les attaques de note et
- respecter des respirations scrupuleuses.
Les mains échangent leurs rôles sans pour autant entrer dans un dialogue, plutôt dans une succession
- de croquis fugitifs,
- de notes répétées,
- d’esquisses parfois enrichies de trilles ou d’appogiatures et
- de quelques apparitions oiselées (ainsi de la mésange charbonnière à 5’45, du merle noir à 6’03, du pivert ou pic-épeiche « très sec » à 6’30, le rossignol à 7’28, etc., faciles à reconnaître… à la condition exclusive d’avoir la partition sous les orbites).
Certes, quelques récurrences habillent l’écoute – forcément déconcertante – telles que
- les trilles,
- les motifs de chants d’oiseaux reconnaissables et
- les traits parallèles.
Prétendre y trouver notre compte pragmatique de musicophile aimant bien son p’tit frisson, sa p’tite émotion, son p’tit sourire ébloui de fin de bal, serait mentir.
- L’exigence de l’interprète,
- l’ambition systémique de la partition et
- le plaisir de se frotter à un mélange oxymorique associant
- sonorités captivantes et
- propos dont la science nous laisse aussi ému que si l’on nous récitait des formules mathématiques d’un ton qui plus est monocorde
ne suffisent pas à dessiller nos esgourdes autant que cette petite cinquantaine de minutes l’aurait exigé pour nous convaincre d’avoir ouï une partition géniale, vibrante, éblouissante. La faute n’en incombe ni aux interprètes, ni à l’orgue, ni à la réalisation technique, remarquable. Faut-il en blâmer le compositeur ou l’auditeur ? Gageons que l’inculture de l’auditeur en est cause, mais admettons qu’Olivier n’y a pas mis beaucoup du sien. Que cette intransigeance soit une marque de génie ou de facilité pourra susciter autant d’avis que de foufous qui écouteront avec rigueur ce Livre redoutable !
Épisodes précédents
1 – Pièces diverses
2 – L’Ascension
3 – La Nativité
4 – Les Corps glorieux
5 – Messe de la Pentecôte