Olivier Messiaen, Intégrale de l’œuvre d’orgue, Forlane – 11 – Le Livre du Saint-Sacrement (3)

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Leonard Hölldampf et Xabier Urtasun ont lancé la machine : c’est à Lars Schwarze d’ouvrir le dernier disque et de conclure l’intégrale de l’œuvre d’orgue d’Olivier Messiaen sur l’orgue de Toul en présentant les six dernières pièces du Livre du Saint-Sacrement.
Le dernier chapitre s’ouvre sur « Les deux murailles d’eau », une pièce tonique et même olé-olé dans le vaste recueil, le compositeur osant suggérer un tempo « Modéré » pouvant aller, pendant quatre triples croches, jusqu’à « un peu vif », c’est dire si l’on frôle sinon le coquin, n’exagérons rien sous prétexte d’affrioler, du moins l’ivresse des extases métaphysiques. En effet, située juste après « la Transsubstantiation », la pièce suggère que l’ouverture des eaux pour faire renaître le peuple d’Israël aux dépens du Pharaon de l’époque fait écho à la fraction du pain. Au centre de la problématique mystique est donc le corps :

  • celui du peuple d’Israël, représentant le peuple de Dieu ;
  • celui du Christ qui guide les fidèles dans l’eucharistie et a lui-même été ouvert dans sa chair lors de la crucifixion et après, quand la lance a percé son côté pour faire jaillir de l’eau ; et
  • celui de l’Église dont chaque adepte est une partie du corps, la tête restant le Christ, roi des Nazôréens.

La musique se doit donc de traduire l’importance du mystère. L’impressionnant déluge manualiter semble ouvrir la voie (d’eau) à une pédale solide comme un grand vieillard à barbe blanche. La vocation programmatique, presque illustrative façon fresque ou bas-relief, de la musique est revendiquée par le compositeur à double titre :

  • pour l’interprète dont la partition est rythmée par des indications scénaristiques, du type « les vagues dressées »,
  • et pour l’auditeur qui, à défaut de décrypter exactement le dessein que dessine la musique, se laisse porter par la virtuosité, la fougue et l’expressivité d’un flux tonique, tantôt inquiet, haletant ou solennel.

On peut ainsi goûter l’aisance sans show-off de Lars Schwarze via notamment son travail sur

  • le tempo (globalement retenu mais harmonieusement contrasté),
  • l’étagement des forte,
  • le dialogue entre musique et silences.

Il faut aussi saluer l’énergie du jeune musicien pour garder l’intérêt de l’auditeur sur la durée (près de 8’30 dans sa version) en dépit d’une écriture fragmentée, haletante, répétitive et alourdie par le chant d’oiseau hélas indispensable, en l’espèce celui de la rousserolle turdoïde d’Égypte, forcément d’Égypte. Le retour du motif ascendant liminaire annonce la coda et son bon gros accord final – le fameux poing final dans ta gueule Pharaon, tes chars et tes guerriers.
Sans nous attarder ou presque sur l’incroyable festival de fautes orthotypographiques offert au huitième disque par le livret, même si le mésusage des guillemets ou des expressions comme « on romps seulement » voire « Seigneur (…), dit seulement une parole », sérieux, ça fait saigner les yeux, filons jusqu’à la « Prière avant la communion » que lance le récurrent alléluia de la Dédicace. Sans presser, Lars Schwarze pose ses accords et crée une atmosphère méditative où l’orgue de Toul ne cède en rien aux autres grands instruments plus souvent ouïs dans ce répertoire. La séquence Lauda Sion, citée verbalement dans « Les deux murailles », troue à son tour le recueillement planant, comme surgissent aussi d’autres monodies. La pièce est ainsi couturée entre harmonisations envoûtantes et plain-chant, comme pour manifester la tension entre la prière du fidèle et son aspiration vers Dieu, dans sa simplicité et, malgré qu’on en ait, son inaccessibilité a minima quand on est tanqués sur cette bonne vieille Terre.
Pour « goûter la joie du banquet sacré » préparé pour le pauvre, Lars Schwarze a décidé de prendre son temps bien à lui. « La joie de la grâce », Willem Tanke, Gilian Weir et Olivier Latry la troussent en 5’30 ou 6’20 grand max ; Lars Schwarze préfère prudemment dépasser les 8′. Force est de reconnaître que cela ne semble nullement exagéré dans la configuration de Toul. Quand on aime, on ne compte pas, on vole : c’est le sujet mystique de ce mouvement ornithologique qui postule que celui qui « aime, court vole ». Nous voici donc dans une volière où les hypermnésiques reconnaîtront de brèves connaissances :

  • le bulbul des jardins de « La Transsubstantiation »,
  • l’étourneau de Tristram du « Dieu caché »,
  • l’iranie  à gorge blanche de « L’apparition du Christ ressuscité à Marie-Madeleine »,

dont le chant ne cesse de s’allonger, manualiter, au fil des trois répétitions. La gestion du son surprend par rapport à d’autres pièces, l’assèchement complet entrecoupant brusquement certaines séquences (0’47, par ex. : choix artistique ou patch-rustine ?). Passé l’exotisme de sonorités assez semblables mais rares à l’orgue, la pièce captivera sans doute davantage les messiaenovores convaincus que les mélomanes lambda. En effet,

  • l’arc narratif à peu près illisible,
  • la symbolique de l’oiseau et
  • l’effet de synthèse proposé par cette réunion de trois espèces

pourront paraître modérément palpitants en dépit de l’effort de l’interprète pour

  • phraser,
  • attaquer et
  • respirer

selon les indications du compositeur.
« Prière après la communion » honore les parfum, douceur, paix et suavité loués par saint Bonaventure. L’heure est donc à la synesthésie, à travers un dialogue manualiter entre un récit pianissimo et un solo surgissant tantôt au positif, tantôt au grand orgue. L’arrivée d’une tenue de pédale ne trouble pas la quiétude rafraîchissante de la pièce, rendue avec la sérénité nécessaire, et avec une registration au grand orgue assez solide pour subsumer tout procès en mièvrerie, acide résolution en La incluse.
« La Présence multipliée » ouvre le sprint final. Un sprint « modéré, un peu lent » et un sprint de 12′, soit, mais un sprint triple forte. Tout commence de finir avec un minicanon à trois indiqué

  • « tenuto »,
  • « staccato » et
  • « lourd ».

Des explosions manualiter aèrent ces diffractions d’une quinte, deux quartes et une quinte, jusqu’à une résolution sur des do dièses si chers à Messiaen.
« Offrande et alléluia final » s’ouvrent sur une monodie au cornet, déchiquetée, mystérieuse et entrecoupée de longs silences. Puis l’orgue s’escagasse avec

  • triple forte,
  • triples croches et
  • pédale ronflante pour conclure chaque intervention des claviers.

Conformément aux conventions,

  • virtuosité,
  • unissons à l’octave,
  • alternance de segments reconnaissables,
  • segmentation et collages

articulent l’exigeante toccata concluant le cycle de 2 h. Le brio n’effraye pas Lars Schwarze, qui veille à bien distinguer les couches de forte entre pleins jeux, ajout des anches et étagement de la progression en vue du crescendo final vers la joie (mi bémol – la – fa# – si – fa dièse – mi en langage messiaenique). Plus que dans un texte tour à tour ahanant, répétitif et narrativement stéréotypé, on fixe son attention sur

  • la richesse de l’orgue de Toul,
  • la qualité de la prise de son et
  • la capacité de l’organiste à donner une certaine épaisseur musicale à cet exercice de style minaudant sous ses airs de pièce de concours.

Sur cette dernière partition à nos esgourdes décevante indépendamment des qualités de l’exécutant, prévaut donc le plaisir d’avoir découvert trois jeunes interprètes à travers l’ambition, l’inégalité et les souffles du Livre du Saint-Sacrement.


Épisodes précédents
1 – Pièces diverses
2 – L’Ascension
3 – La Nativité
4 – Les Corps glorieux
5 – Messe de la Pentecôte
6 – Le Livre d’orgue
7 – Méditations sur le mystère de la sainte Trinité (1)
8 – Méditations sur le mystère de la sainte Trinité (2)
9 – Le Livre du Saint-Sacrement (1)
10 – Le Livre du Saint-Sacrement (2)