Olivier Messiaen, Intégrale de l’œuvre d’orgue, Forlane – 10 – Le Livre du Saint-Sacrement (2)

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Après quarante minutes placées sous les doigts et les petons de Leonard Hölldampf, les cinq mouvements centraux du Livre du Saint-Sacrement sont confiés à Xabier Urtasun.
« Institution de l’Eucharistie » travaille les contrastes entre, d’une part, les ondulants et les fonds, et, d’autre part, les jeux aigus et les attelages curieux (bourdon 16′ + octavin 2′ + tierce + hautbois). Solennité sans emphase et paix, guidées par le ressassement du La bémol et le rythme associant une double croche et une noire, nimbent la pièce d’un recueillement séduisant, presque balancé et bien rendu – rossignol compris – par le tempo choisi par l’interprète : un tempo modéré jusque dans sa lenteur.
Comme l’indiquent les citations liminaires, « Les ténèbres » s’articulent en trois temps :

  • la puissance implacable des ténèbres,
  • la crucifixion et
  • l’épandage des ténèbres sur la Terre.

Des accords lents et longs ouvrent l’espace de la noirceur qu’accentuent l’ouverture de la boîte expressive et l’arrivée de la pédale triple forte. L’écho du tonnerre spatialise la teinte ombre. La gradation dans

  • la registration,
  • les degrés de lenteur et
  • l’intensité sonore

travaillent également l’inquiétude de l’obscurité jusqu’à l’accord de secondes final qui, petit à petit, glisse vers le triple piano. Belle version d’une belle pièce.
« La Résurrection du Christ » sculpte toujours le charme du « Très lent », cette fois à orgue déployé.

  • La régularité des accords martelant le triomphe de la Vie sur la mort,
  • la sérénité des tenues d’accords et
  • la sûreté de la ligne de pédale éclairant le dynamisme ou les séries d’accords majeurs (par ex. F#/A# |Bm |Eb/G | Bm vers 2’55)

varient les couleurs derrière une apparence de répétitivité ad lib. Le règne du Fa dièse couronne ce mouvement dont l’interprétation associe avec finesse la majesté d’apparat et l’allant de fond.
« L’apparition du Christ ressuscité à Marie-Madeleine » est la pièce la plus développée du recueil. Paul Jacobs et Gillian Weir la jouent en 12′, Olivier Latry et Hans Ola Ericsson en 13′, Jan Szypowki et Jolanda Zwoferink en 15′, Erik Boström en 16’20 et Jon Gillock en 17’40 : ces quelques exemples semblent laisser une marge de liberté à l’interprète. Xabier Urtasun opte pour un bouclage mesuré en un quart d’heure. Le programme indiqué en ouverture par la citation de saint Jean – et rappelé au fil de la partition par le compositeur de la BO – tient en quatre temps :

  • Marie-Madeleine pleure Jésus ;
  • elle voit un homme et ne le reconnaît pas ;
  • elle reconnaît le rabbouni ;
  • Jésus l’envoie annoncer qu’il va vers son Père, lequel n’est autre que notre Dieu.

Modérés, les sanglots liminaires, graves, sont marqués triple piano. Une anche enrichie interrompt presque régulièrement ce chagrin qui monte. La fragmentation du récit fait surgir progressivement la révélation. Y participent notamment

  • l’intensité du son (par les changements de registration ou par l’ouverture de la boîte expression),
  • le tempo,
  • le halètement des deux en deux,
  • les montées inabouties,
  • l’irritation des répétitions sur les pleins jeux,
  • les choix d’harmonisation et, bien sûr,
  • les contrastes qu’Olivier Messiaen fait souvent précéder d’un silence plutôt que de procéder par collage – c’est paradoxalement plus contrastant car, avec l’acoustique, le collage serait d’abord un tuilage d’une sonorité à l’autre.

Xabier Urtasun rend avec maestria la diversité de cette histoire musiquée, chants d’oiseaux comme celui de l’iranie à gorge blanche compris. La fin donne presque l’illusion d’une forme en arche, avec une redescente rappelant en miroir l’incipit et quatre dernières mesures très lentes et triple piano, renvoyant sur Terre, après sa vision céleste qui est moins vision, peut-être, qu’acte de foi, le croyant à sa triple mission de

  • prêtre (en cela qu’il participe pleinement d’un sacerdoce étagé en trois représentations : le Christ, les prêtres ministériels et les laïcs qui procèdent d’un même corps),
  • prophète (Marie-Madeleine, après avoir reconnu le Christ, est envoyée répandre sa parole dans l’assemblée) et
  • roi (en tant que disciple du « roi des Juifs » appelé à sa suite à se mettre au service des frères).

Le récital de Xabier Urtasun s’achève, mazette, par « La Transsubstantiation ». Pour le croyant, l’heure du Sens est l’heure où les sens n’ont plus de sens, comme le stipule saint Thomas d’Aquin, invoqué en épigraphe : seule la parole du Fils de Dieu est crédible. La transsubstantiation l’illustre, qui place l’acte performatif (« ceci est le corps du Christ ») au sommet de la vie du croyant… même si l’Église cherche à balayer le mot, trop compliqué sans doute, au profit de « présence réelle », un peu comme si, au moment de la consécration, l’hostie convoquait Dieu en présentiel.
La traduction musicale est d’une grande complexité rythmique, même si elle se présente de prime abord sous les traits d’un 2/8. Ce sont néanmoins l’inégalité des durées et l’apparent désordre qui saisissent l’oreille. L’insertion de chants d’oiseaux de Judée, tels le bulbul des jardins et la tourterelle maillée ajoutent au mystère. La transsubstantiation dépassant l’entendement, le compositeur mêle sans complexe dans le creuset de sa partition, avec ou sans l’usage de la pédale, des éléments fort disparates tels que

  • des thèmes grégoriens (pas toujours reconnaissables pour le non-spécialiste !),
  • des évocations ornithologiques,
  • des silences et des suspensions,
  • des développements avec changements de durée des notes inspirant lesdits développements, et
  • des différenciation de plans sonores (échos sur des claviers différents de la première énonciation).

De la sorte, le croyant musicien dessine

  • un moment,
  • un phénomène et
  • une affirmation de foi

qui se fondent dans une coda apaisée… même si le lien entre celle-ci et ce qui la précède pourra paraître presque aussi mystérieux que la transsubstantiation elle-même. Derrière la complexité du résultat, cette mystériosité mystérique est sans doute une réussite, comme l’est la proposition de Xaber Urtasun et la prise de son, toujours remarquable, de Pascal Vigneron. Rendez-vous prochainement pour la fin du Livre du Saint-Sacrement jouée par Lars Schwarze !


Épisodes précédents
1 – Pièces diverses
2 – L’Ascension
3 – La Nativité
4 – Les Corps glorieux
5 – Messe de la Pentecôte
6 – Le Livre d’orgue
7 – Méditations sur le mystère de la sainte Trinité (1)
8 – Méditations sur le mystère de la sainte Trinité (2)
9 – Le Livre du Saint-Sacrement (1)