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À l’occasion de la publication aussi fraîche que fresh des Arteeman par le label Collection 1001 notes, voici la notice écrite pour le livret de ce disque digital.
Pour acheter le disque et en écouter un extrait hypnotique, c’est ici.


Supplique pour écouter la musique par-delà le bruit de la musique

Il est de bon ton, aujourd’hui, qu’un compositeur s’explique longuement sur le travail qu’il nous propose d’entendre.

  • Parfois, cela éclaire joliment son œuvre ;
  • parfois, cela l’obscurcit avec à-propos ;
  • parfois, cela permet au spectateur de se concentrer, lors de l’audition, afin faire coïncider mots et sons ; et
  • parfois, pourquoi le nier ? cette explication de notes est plus intéressante que les notes elles-mêmes.

Rien d’étonnant si Morteza Shirkoohi, né en 1978, lui, se dérobe devant l’exercice – ou, plutôt, ne s’y astreint qu’avec une sobriété qui fait écho à sa sobriété de compositeur. Ainsi s’articulent deux esthétiques de la discrétion, une éthique de l’étique, et une double confiance :

  • dans le sens davantage que dans la profusion de signes, et
  • dans la musique davantage que dans son explicitation.

Dès lors, il pourrait paraître paradoxal de poser des mots sur ces quinze Arteeman, à ceci près que la nature de la parole diffère. Si l’effacement du compositeur derrière son œuvre rejoint sa parcimonie musicale, rien n’interdit au commentateur de proposer quelques éléments au curieux qui souhaiterait y puiser des pistes d’écoute, d’analyse et d’appréciation. Peut-être est-ce même à cette geste d’interprétation que nous invite Morteza Shirkooi en libérant son travail du joug que constitueraient les propos fermes, intouchables et définitifs du compositeur que nous serions à peine autorisés à citer puis – il faut bien écrire quelque chose – paraphraser dans les lignes qui suivent.
Ici, point d’étouffement d’une certaine liberté de l’auditeur. La musique de Shirkoohi laisse-t-elle respirer l’oreille ? Le silence de Morteza ouvre grand la voie de l’écoute à l’auditeur, sans la baliser des barbelés d’une exégèse autoritaire. À la clôture d’un discours-cadre, le créateur préfère l’espace d’une œuvre ouverte, sur laquelle il devient loisible

  • d’émettre des hypothèses,
  • d’esquisser des pistes d’approfondissement, et
  • de proposer des éléments de réflexion.

Au reste, le compositeur ne nous laisse pas complètement démuni. Il donne à nos moulins mentaux, souvent plus soucieux de « comprendre » que d’apprécier sans filtre, quelque minerai à moudre. De la sorte, il cherche moins à orienter l’écoute qu’à ne pas désorienter l’auditeur. Voici donc sa parole.

Arteeman désigne une pensée sacrée [traduit par « divine thought » sur la couverture].
Ces quinze pièces m’ont été inspirées par mon voyage à Ispahan, en Iran, par mes moments de solitude dans la mosquée du Cheik Lotfallah ainsi que dans l’église de Bethléem. À travers elles, j’ai poursuivi le désir impossible de transcrire ces magnifiques chefs-d’œuvre d’architecture en langage musical.

 

1.
Une musique du désir impossible

L’écoute des « Pensées sacrées » résonne avec le double paradoxe évoqué par le compositeur : celui du désir et celui de l’impossibilité.
D’une part, le désir ici évoqué est paradoxal car, si le mot renvoie à une pulsion humaine, il s’inscrit dans un projet de sublimation métaphysique. D’autre part, l’impossibilité mentionnée est elle aussi paradoxale puisqu’elle postule un inaccomplissement (aucune note, si sublime fût-elle, ne saisira aucune architecture) qui ne peut exister qu’à travers un accomplissement (l’œuvre est l’expression de la tentative d’hommage aux deux lieux de culte). Crépitant de contradictions stimulantes, les aspirations inconciliables de Morteza Shirkooi se traduisent dans son esthétique où la musique semble essayer de tenir les cordons de la contradiction.
Certes, musique il y a, mais musique fragmentaire, parcellaire, dépassant rarement les cellules de sept notes. Musique il y a, mais musique pour partie non écrite, car tissée

  • d’échos,
  • de résonances,
  • de dépassement ou
  • d’effacement de la note jouée.

Musique il y a, mais musique qui travaille autant son avènement – souvent difficile, hésitant, comme constitué d’essais successifs – que sa disparition – sous forme de long fade out, d’arrêt brutal ou d’inachèvement manifeste, comme pour mieux signifier l’impossibilité du désir.

2.
Une musique de la solitude diffractée

En somme, les « Pensées sacrées » ici rassemblées ressortissent moins d’une musique à programme que d’un programme musical, en ceci qu’elles ne sont point descriptives mais paraissent proposer une sorte de making of expliquant l’essence de la composition. Le programme n’est pas de raconter des souvenirs de voyage ; le programme est de festonner le souvenir avec l’émotion qu’il préserve afin qu’advienne une œuvre tissée en écho à ce tressage. Ainsi, en laissant chanter le son, l’interprète mêle son souvenir à son devenir…
À l’évidence, les quinze pièces sont pétries de la solitude quasi mystique que revendique Morteza Shirkoohi. En effet, la plupart des Arteeman valorisent une forme de monodie,

  • parfois lamento,
  • parfois semence rythmique qui porte ou non du fruit,
  • parfois pulsion brève vers une guirlande de notes que le silence ne tarde guère à grignoter.

Néanmoins, cette solitude du son s’habille de polyphonies protéiformes : alors que les accords sont quasi absents, la basse profonde amplifie le geste de la main droite, la pédale de sustain crée des clusters que l’interprète prend soin de sculpter pour nous en faire goûter la richesse, et la variété des processus à l’œuvre frotte avec délicatesse contre les similitudes de procédés qui forment la marque du compositeur.
Autrement dit, monodie n’est pas monotonie. Au contraire, le compositeur creuse avec talent la fécondité d’un matériau épuré ; et la séduction exercée par ces quinze Arteeman sourd précisément du contraste entre la simplicité du texte et la richesse des possibles que Morteza Shirkooi a dénichés, et que Nicolas Horvath nous révèle.

3.
Une musique du pluriel qui se cache dans l’un

Habillé par l’aura méditative qui sied, le cycle du compositeur iranien gagne assurément à être écouté dans son intégralité. Certes, dans une première approche, accroche davantage telle ou telle pièce – par exemple la huitième miniature (malgré la proximité ponctuelle avec le jingle d’Aéroports de Paris, pointeront les mauvais esprits !) [audible ici] ou la onzième, resserrée et quasi plus tonique que hiératique. Toutefois, l’on gagnera à prendre le temps d’écouter l’ensemble d’une traite. C’est la condition sine qua non pour profiter de la tension entre sobriété – peu de notes offertes au long des quarante minutes – et richesse.
En acceptant de voyager in extenso dans les brumes ensoleillées des quinze Arteeman, le curieux gourmand pourra se gorberger du pluriel dans l’un, de la diversité qui se cache derrière l’unité, de l’inventivité qui se mue en mysticisme miroitant. La musique de Morteza Shirkooi ne supporte pas d’être entendue : elle doit être écoutée.
Alors, elle révèle sa sapidité, faisant craquer sous la langue des oreilles

  • la fragmentation des motifs (I),
  • le bourdon hypnotisant d’une pédale de ré finalement évolutive (II),
  • la suspension et les effets de résonance confinant çà à des boucles harmoniques (III),
  • l’enrichissement de la note par l’inclusion de son decrescendo et par le recours à la pédale de sustain pour flouter les contours de la ligne mélodique (IV),
  • le travail presque spectral sur les différents registres – entre aigu, médium puis suraigu – avec, sporadique, la présence d’une basse terrienne (V),
  • l’itération de segments similaires dont le collage tient lieu de parataxe (VI),
  • le tuilage entre deux pièces qui dialoguent dans leurs proximités et éloignements (VII-VI et XIV-XIII, par exemple),
  • le lyrisme fondé sur les figures complémentaires de la spirale (ondulation du thème) et de la boucle (répétition du propos) (VIII),
  • l’exploration du médium qui prend la forme de quête ou d’enquête improvisée puis évanouie (IX),
  • les accents orientaux interrogés par une rythmique résolument plus rebelle au lisse qu’à la gourmandise du leitmotiv (X),
  • le rare donc saisissant recours à un accompagnement à deux notes suivant les méditations de la main droite (XI),
  • la tentative d’épuisement d’un motif de cinq notes selon divers traitements qui jouent à paraître statiques (XII),
  • le jeu sur l’équilibre de notes semblant hésiter entre la stabilité et l’ivresse de micromouvements bientôt contenus (XIII),
  • le prolongement tonal de la pièce précédente et le travail sur les intervalles renforcé par le surgissement bref d’un échange à trois voix (XIV), ainsi que
  • les échos d’une harmonie debussyste qui se dissout dans une élévation irisée que la basse ancre profondément dans le sol (XV).

En conclusion, ces « Pensées sacrées », œcuméniques, paraissent relever d’une sorte de transe intérieure propre à habiter l’auditeur attentif.

  • Les harmoniques,
  • les résonances et
  • les suspensions

nous font passer du statut d’être raisonnant à celui d’être résonnant. Cet effet, entre physique et métaphysique, n’est pas sans évoquer la démarche d’un Kenneth White, décrivant comment, à force de travailler et retravailler ses textes « jour après jour », il perd « tout sens de production et de publication, toute idée d’une réputation à forger » et se retrouve

engagé plutôt dans quelque chose (…) que l’on pourrait pertinemment nommer un yoga poétique[1].

Dans les Arteeman, il y a bien « quelque chose » mêlant yoga musical, dévotion catholique et prière musulmane. Pas de syncrétisme, pas d’écrasement, pas d’assimilation : une même aspiration aux sons qui nous transcendent et que nous cache le bruit du monde, des marteaux et de la musique elle-même.

  1. Kenneth White, « La résidence de la solitude et de la lumière », in : Un monde ouvert. Anthologie personnelle, trad. principalement par Marie-Claude White, Gallimard, « Poésie », 2007, p. 173.