Nicolas Horvath joue les premiers “nocturnes secrets” de Frédéric Chopin (1001 notes) – 3/4

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Première du disque

 

Partir d’un corpus connu voire bien connu, et en révéler des versions alternatives comme autant d’éclairages différents sur un objet que l’on croyait familier : tel est le projet de Nicolas Horvath avec ces Nocturnes secrets que nous arpentons avec lui (les premiers épisodes sont à retrouver ici et ). Cette notule s’intéressera au gros morceau de l’album : l’opus 9 et, singulièrement, son deuxième numéro. L’ensemble est dédié par le compositeur à la femme de Camille Pleyel, excellente pianiste avec qui fricota ou souhaita fricoter le gratin de l’époque, d’Hector Berlioz à Franz Liszt (qui lui dédia sa fantaisie sur Norma) en passant par un certain Frédéric Chopin.

 

 

L’opus 9 n°1 en si bémol mineur et 6/4, golden hit, déploie la mélodie à la main droite sur un balancement égrené par la main gauche. Nicolas Horvath en rend et en enrichit l’apparente simplicité

  • en contrastant le ronronnement motorique de la senestre avec
    • la souplesse de la dextre,
    • la fausse arythmie des grupetti et
    • la liberté très cadrée de l’agogique,
  • en sculptant des piani somptueux rehaussés d’accents “con forza” du plus juste effet, et
  • en offrant une jolie palette sonore via la caractérisation des différents registres.

Ainsi l’auditeur se peut-il goberger

  • d’octaves onctueuses,
  • d’une pédalisation convaincante et
  • du soin apporté non à l’exécution mais à l’interprétation (jusqu’à la tierce picarde ultime, presque inaudible).

Quid de la version alternative, tirée des partitions de Wilhelm von Lenz ? Sa singularité intervient lors du dernier énoncé du thème, agrémenté ici d’un trait au chromatisme scintillant qui grattouille l’esgourde du mélomane surpris par cette brusque incartade. Au non-expert, la différence pourra paraître minime ; elle a néanmoins le mérite de plonger l’auditeur attentif au cœur du questionnement sur

  • la génétique et la fixation musicologique des textes,
  • l’arbitraire créatif présidant aux choix d’un compositeur (et parfois d’un éditeur), et
  • l’arbre “immense et chatoyant”, eût chanté Mama Béa Tekielski, où s’éclatent en étoiles les milliards de possibilités qui n’ont finalement pas été retenues par l’artiste tant il est vrai qu’une partition n’est rien d’autre que l’élagage des autres partitions qui auraient pu advenir et auxquelles il faut renoncer.

(Oui, je sais, à la relecture, j’ai bien constaté que c’était pas super clair, mais ç’a l’était quand je l’ai écrit, alors peut-être que, en fait, si, d’une certaine façon, c’est éclairant.)

 

 

On entre dans le dur – mais d’une dureté fort agréable, si l’on puit dire – avec l’opus 9 n°2, dont Nicolas Horvath propose la version officielle accompagnée de rien moins que six versions alternatives. L’œuvre, en Mi bémol et 12/8, était déjà un tube du temps du compositeur qui, par conséquent, ronchonchonnait quand on le lui réclamait. Attentif au texte et à son incarnation, Nicolas Horvath en traduit

  • l’élégance,
  • l’aspiration à la légèreté, et
  • la consubstantielle tension entre le battement obstiné de la main gauche et les fantaisies de la mélodie (ornements, trilles, appogiatures, frottement du binaire contre le ternaire, traits et quasi cadence semi-trillée finale).

Aussi se laisse-t-on séduire par son sens

  • de la couleur,
  • de la caractérisation et
  • de l’articulation entre l’exigence de rigueur et l’intuition interprétative dont l’association donne son prix à l’écoute.

Le musicien propose alors six versions alternatives (astucieusement, il en range une partie en fin de disque, pour ceux qui préfèreront écouter l’album dans sa fluidité, quitte à découvrir l’annexe a posteriori). Six, c’est beaucoup mais c’est peu quand on sait que Frédéric Chopin en a laissé une vingtaine dont certaines quasi identiques à la version officielle. Horvath-le-musicologue a donc sélectionné pour Horvath-le-pianiste les alternatives les plus différentes. L’alternative issue des partitions de Wilhelm von Lenz

  • habille le texte de quelques arabesques supplémentaires,
  • enrichit la cadence finale et
  • agrémente le dernier accord d’un arpège.

La version de Jane Stirling

  • reprend l’ajout parcimonieux d’arabesques dès la mesure 4 ainsi que la fin arpégée,
  • développe quelques envolées et
  • pimpe légèrement l’entrée dans la semi-cadence.

 

 

La version de Camille Dubois est très similaire à la version officielle, à une basse octaviée près, peu ou prou. Elle précède la version d’Auguste Franchomme, qui aurait été témoin de modifications apportées par Frédéric Chopin, sans que l’authenticité de ces propositions soit garantie. Arabesque de la mesure 4 et développement d’un trait sont les modifications qui nous sautent le plus aux oreilles – même si l’artiste, plus imprégné du texte, y entend de “grandes modifications”. La version d’un élève non identifié ajoute

  • çà des trilles,
  • là un ornement,
  • ailleurs quelques sémillantes fioritures qui font fricoter les p’tites saucisses de l’artiste et, in fine,
  • une coda un peu plus développée.

La version de Karl Mikuli a été enregistrée jadis par son élève Raoul Koczalski (les autres alternatives sont gravées pour la première fois).

  • Légèrement plus ornée,
  • parfois plus suspendue,
  • par fulgurance plus savamment bavarde donc plus virtuose,
  • armée d’une fin presque originale,

elle conclut ce voyage dans les versions non-officielles de l’opus 9 n°2 – une expérience originale d’écoute, où est patent l’investissement de l’interprète pour rendre les particularités de chaque version comme si elle était la vérité officielle !

 

 

La version officielle, elle, de l’opus 9 n°3, en 6/8 et en Si, sera la seule proposée par Nicolas Horvath faute, suppute-t-on, d’avoir déniché une alternative intéressante. C’est l’occasion pour l’auditeur de goûter en simplicité

  • le délié des doigts pour la mélodie,
  • l’art des nuances piano pour l’accompagnement et
  • la musicalité dont témoignent notamment
    • la gestion du rythme,
    • la caractérisation des contrastes et
    • la spatialisation du son fomentée par la pédalisation.

L’agitato central en si mineur sait être

  • tonique sans être assourdissant,
  • emporté sans être monochrome,
  • décidé sans gommer une espèce d’hésitation intérieure

qui donne l’impression que le compositeur est sur le point de nous livrer un secret… avant que l’imminence de l’apocalypse ne se dissolve dans la modulation revenant au mode majeur liminaire. Point peut-être ici Horvath-le-compositeur derrière Horvath-l’interprète, en cela que le pianiste fait vibrer la corde narrative et intime qui habite et rend palpitant l’acte créatif, par-delà l’actualisation dans une œuvre. De la sorte, il dévoile une autre dimension, et pas des moindres, de son projet discographique.
Certes, les “nocturnes secrets” désignent des versions des nocturnes dénichées dans le fin fond des archives et jamais jouées depuis qu’elles y sont entrées ; cependant, l’expression évoque aussi la dimension oxymorique des œuvres invoquant la nuit : elles révèlent une émotion plus ou moins cryptée habitant le créateur et son interprète tout en laissant dans l’ombre de la confidence des non-dits moins signes de pudeur que combustibles pour notre imaginaire. Elles

  • disent et taisent,
  • parlent et silencent, et hop,
  • désignent et dissimulent.

Entre secret (ce que je ne dis pas) et mystère (ce qui est inaccessible), cette vision (du) nocturne sied à l’art du musicien – nous vérifierons ce qu’il en est dans l’opus 15 à l’occasion d’une prochaine notule.

 

À suivre…


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