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Jamais vraiment négligée, jamais vraiment reconnue, Germaine Tailleferre n’a pas attendu que le créneau « compositeurs du beau sexe » séduise les distributeurs pour s’imposer comme un nom qui rings a bell dans le secteur de la musique savante. Membresse du groupe des Six donc parfois comparée à Francis Poulenc et Darius Milhaud, la dame est aujourd’hui à l’honneur dans une nouvelle livraison de l’inarrêtable Nicolas Horvath, à la hauteur de l’appétit habituel du pianiste que les habitués de ce site connaissent presque bien. En effet, avec 55 pistes, ce premier disque dépasse les 83 minutes, claquant le beignet aux fabricants qui prétendent qu’il est impossible de graver plus d’1 h 20 sur un disque compact – j’ai écouté l’affaire sur disque, aucun problème ! Cette fois, parallèlement à sa série sur le piano minimaliste, le stakhanoviste de l’enregistrement s’attaque à une intégrale plus conventionnelle… sur le principe.
Comme Satie et Glass, dont l’interprète a intégralement gravé l’œuvre pour piano, Tailleferre ressortit des musiciens installés au panthéon, assez vaste, des compositeurs pas-inconnus. Dans la réalité, l’intégrale se nimbe de contours flous, comme le signale Caroline Potter dans ses notes de programme. Les contours sont flous car

  • aucun catalogue exhaustif et raisonné n’existe ;
  • la dame composait souvent au piano des partitions qu’elle déployait ensuite pour divers ensembles ou formations d’orchestre (faut-il donc considérer ces esquisses comme des premières moutures « pour piano » d’une œuvre ensuite confiée à d’autres instruments ?) ; et
  • Germaine Taillefferre composait sans forcément documenter chaque pièce selon une classification tatillonne, si bien que se pose la question du statut des inédits sans lesquels une intégrale peinerait à séduire un distributeur.

 

 

La première pièce au programme, de moins d’une minute, illustre ce dilemme : il s’agit d’un exercice remontant à un cours de Florent Schmitt. L’intérêt de cette miniature à l’harmonie corsée est essentiellement d’ouvrir l’appétit de l’écoutant – preuve que l’intérêt d’un inédit n’est pas forcément intrinsèque, il peut aussi naître d’une mise en situation opportune. Un charmant Impromptu ternaire revêt sa partie A d’accents chopiniens ; la partie B commente de façon plus personnelle le propos avant l’attendu retour de la partie A. C’est propret mais loin d’être insipide, sage sans être empesé, séduisant sans être mignard. La Romance, écrite originellement en 1913 (la dame avait vingt et un ans) harmonise joliment un thème hésitant, au gré de la forme ABA, entre majeur et mineur, ce qui est bon signe pour une affaire de cœur – d’autant que celle-ci finit bien, n’en soyons point jaloux.
Pas trop vite, de 1914, ça fait un drôle de titre ! Toutefois, cette manière de baracarolle de 45 secondes, où flottent des accents debussystes, est habilement swinguée puis suspendue par Nicolas Horvath. La Pastorale, incluse dans un recueil collectif des Six, est une pièce énigmatique dont on goûte d’abord l’énergie, puis l’harmonisation, puis les deux mêlés avec l’autorité de l’interprète et la résonance finale de l’instrument qui s’imposent. Le Fandango inédit présenté alors fait écho aux ornementations hispanisantes de la piste précédente. Cette pièce obstinée est piquante puisque dédiée à Mariane Singer, comme les machines à coudre, dont elle mime l’entrain systématique scandé par les graves immuables de la main gauche… que prolonge une dernière septième éthérique !

 

 

Un micro Hommage à Debussy ne crache pas sur le défi qui consiste à faire chanter la dissonance. Portée – comme le fandango – par une basse rythmiquement obstinée, la piécette greffe sur cet atout motorique un dialogue têtu dont Nicolas Horvath rend le paradoxal mélange de friction et de complicité. Concluant la salve de petites pièces qui ouvre le disque, Très vite… part sur un rythme ternaire que vont alimenter

  • le groove de la main gauche,
  • les accents de la main droite, et
  • la variété des motifs bouturés sur la cellule rythmique originelle.

Breaks, ressassement et mix’n’match associant régularité à l’intérieur du motif et irrégularité de tempo entre les motifs précipitent l’auditeur dans l’esquisse d’une musique riche condensée, ici, en moins de deux minutes.
On doit avouer être un peu sceptique au moment d’écouter le gros quart d’heure rassemblant les transcriptions et réalisations des Petites ouvertures d’airs anciens – mal orthographié dans les balises posées par Grand Piano. Posons que ces vignettes fonctionnelles, interprétées sans fioriture mais non sans sensibilité

  • (toucher,
  • nuances,
  • caractères,
  • tempi)

illustrent d’une part la profondeur de la culture de la compositrice et, d’autre part, sa science de l’harmonisation qu’elle a assidûment travaillée. Pour le reste, cette collection associant Jean-Baptiste Lully et une petite vingtaine de ses collègues des seizième, dix-septième et même dix-huitième siècles, s’adresse ou bien aux fanatiques qui veulent connaître jusqu’au moindre fond de tiroir de Germaine Tailleferre, ou bien à ceux que les harmonies parfois audacieuses de la dame rebuteraient.
Quant à nous, nous traversons ce musée avec cet intérêt mou qui nous rapproche le plus

  • du petit retroussement nasal désinvolto-snob d’un bobo parisien apercevant, depuis sa trottinette motorisée, un canotier « Roland-Garros » porté par un ringard bien après que la quinzaine a pris fin,
  • du for intérieur prompt à la réprobation d’une maman jugeant la moralité de ses semblables selon qu’elles boivent sororalement une camomille ou un double expresso serré après avoir déposé les enfants à l’école, en victimes joyeuses du machisme colonialiste genré et passéiste (si j’ai bien compris ce qu’il faut penser), ou, mieux,
  • du ton sentencieux d’un chorégraphe wokiste estimant que Roméo et Juliette, c’est ringard, désormais il faut interpréter exclusivement Roméo et Roméo ou Juliette et Juliette – idée ringardisée par le trio Palmade-Laroque-Robin depuis lurette mais valant peut-être candidature au poste d’ambassadeur LGBTQIA+, qui sait ?

Bref, même si ce collier de transcriptions-réalisations est joliment serti dans une perspective encyclopédiste, pas sûr qu’elle ajoute une once à la gloire de la compositrice. À sa décharge, ce n’est pas son but. D’une part, le propos est documentaire (ce qui le dispense de la logique qui prévaudrait pour un florilège) ; d’autre part, la longueur du disque justifie largement que ce qui semblera digressif – fût-ce pour upgrader le portrait de Germaine Tailleferre en soignant l’arrière-plan – aux oreilles d’un clampin prenne le temps qui sied au concepteur de l’intégrale. Il ne vole personne, ce n’est que du bonus !

 

 

Second gros morceau, la version pour piano de Sous le rempart d’Athènes est constituée d’un quart d’heure de musique écrite pour le mimodrame fomenté par Paul Claudel à la gloire de Marcellin Berthelot (au fils duquel le cordonnier spécialisé dans le satin était lié). Je vous parle ici d’une époque quasi centenaire où l’Élysée préférait honorer un savant, orientaliste et politicien en commandant des œuvres à des artistes plutôt que d’accueillir, au nom de l’inclusivité populiste, des personnes se trémoussant dans leurs résilles devant le premier Pharaon de la Pensée complexe qui est moins de sinistre mémoire, hélas, que d’effarante actualité. Des trilles sourdent des graves et gagnent le médium, appuyées par quelques accords portant une atmosphère inquiétante.

  • Suspensions,
  • répétitions de motifs,
  • exploration des divers piani que Nicolas Horvath sait étouffer avec art :

Germaine Tailleferre veille à rester à ce qu’elle doit penser être sa place, efficiente mais presque effacée, face au poète immortel dont le prestige figeait parfois Georges Brassens lors de certaines libations pourtant censées donner le vertige. Cette modestie apparente s’exprime par le recours à des bribes de mélodie qui peinent à s’extirper des trilles et par des accords quasi lugubres. L’on regrette que le livret ne pipe mot ni de cette version pour piano (forme préparatoire à une orchestration ou réduction postérieure ?) ni du texte claudélien. En l’état, la partition ressemble davantage à un éloge funèbre qu’à une hagiographie habitée de vitalité. Ainsi expulsée de son contexte littéraire et historique d’origine, la musique s’apparente à une improvisation planante, structurée par des récurrences guidant l’auditeur dans tout un monde sinon lointain, du moins étale. L’absence de contextualisation pourra au choix libérer l’imagination de l’auditeur ou transformer cette plage en un moment pour le moins énigmatique.
Pourtant, à partir de 9’30, la compositrice ose quelques embardées. Çà, des arpèges presque lyriques s’envolent ; là (vers 11’06), la main gauche déclenche, coup de tonnerre dans un ciel pas serein, les hostilités pendant au moins 35 secondes. Puis toute velléité de chaos se suspend à nouveau. Le climax atteint, le discours se délite, se fragmente, tourne vaguement en boucle puis s’efface comme Marcellin se suicidant – dit-on – quelques minutes après la mort de sa femme. Trente secondes de silence – plus que les sept mesures post-Lux aeterna de György Ligeti – solennisent cette irréfragable aspiration-dissolution dans le néant qui attend grands comme petits hommes.
L’étrangeté de ce quart d’heure confirme le souhait de Nicolas Horvath – déjà célèbre pour avoir agrandi le patrimoine debussyste –  d’aller quérir dans le patrimoine tailleferrique non seulement les pièces iconiques mais aussi les raretés, les fragments, les bribes, afin d’assembler non un catalogue mais un cabinet de curiosités. L’intégrale que l’on croyait floue devient ainsi plus folle, plus subjective et pas moins rigoureuse qu’espérée ! De quoi envisager la seconde partie de ce premier volume avec intérêt…


À suivre.
Pour écouter l’album en intégrale, avec le son YouTube, pourri mais pratique, c’est ici.
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