Modest Moussorgski, La Khovanchtchina, Philharmonie de Paris, 4 octobre 2020
Faute d’opéra en scène, un opéra en version de concert, ça se prend ! Certes, il est peu évident de comprendre en quoi cette option est moins risquée que l’autre ; mais sans doute la réponse ne peut-elle venir que des grrrrands savants et sachants qui courent d’un plateau de télé à l’autre pour espérer une promotion offerte par Pharaon Ier de la Pensée complexe. Du coup, on s’en fout et l’on se contente de se réjouir du maintien de cette représentation, d’autant que, côté version scénique, l’Opéra de Paris nous a habitués à des mises en scène, décors et costumes si honteux – en être débarrassé parasite parfois moins…
La Khovanchtchina est une œuvre collaborative polymorphe. Écrite sous forme piano-voix par Modest Moussorgski, mort à la tâche en 1881, elle a été orchestrée par Nikolaï Rimski-Korsakov en 1886. 73 ans plus tard, Dmitri Chostakovitch en a proposé sa version d’après une édition de la version piano-voix de Moussorgski éditée par Pavel Lamm.
L’histoire est relativement confuse. Non, je la refais : l’histoire est carrément confuse. On en trouvera une tentative de résumé ici. En gros, sur fond d’histoires de fesses, des croyants sont considérés comme schismatiques par le pouvoir. Ainsi qu’il arrive à l’occasion dans les histoires opératiques mettant en jeu la religion, les schismatiques, se sentant coincés, décident de jouer les brochettes sur le barbecue qu’ils ont eux-mêmes allumé – mais, contrairement au Crépuscule des dieux, aucune jument ne joue les poivrons, c’est déjà un progrès.
L’affaire s’étale sur quatre heures un quart, dont quarante-cinq minutes d’entracte. Une dizaine de solistes complètent un orchestre riche et un chœur mixte où, tour à tour, femmes et hommes tireront avec profit la couverture à eux. Les forces du Mariinsky, de retour après une prestation décevante l’an passé, sont confiées à leur seul et unique maître, Valery Gergiev, qui pratique l’œuvre depuis lurette – sa version de 1992 pour Decca demeure un pilier de la discographie. L’on pourrait craindre une représentation routinière, a minima, mais l’expérience et la fréquentation L’orchestre est aussi à son affaire, comme le démontre d’emblée un prélude lent mais musical, où la clarinette solo brille sans surjouer. Même si l’on aimerait çà et là plus de tonicité et de rugosité, quatre qualités sautent aux oreilles :
- la précision de l’orchestre et l’engagement du chœur, malgré quelques départs paraissant limite – risques du live fort bien contenus ;
- le métier et l’expressivité des solistes (on est heureux de réentendre le sulfureux Yevgeni Nikitin en grande forme pour interpréter Shaklovity), qui chantent tous par cœur alors que la distribution a été modifiée peu avant le concert ;
- le savoir-faire de l’orchestre, tant pour accompagner que pour assurer breaks et contribuer, nuances à l’appui, aux nombreux changements d’atmosphère ; et
- le plaisir de la partition, qui varie avec gourmandise tutti puissants et scènes plus intimes.
Dans ce monde d’hommes, les solistes femmes ne déparent pas. Yulia Matochkina en Marfa (quelle nostalgie dans le premier air du III !) et Violetta Lukyanenko en Emma s’imposent notamment avec pertinence devant Yevgeny Akimov en Andreï Khovanski, à la hauteur de Mikhail Petrenko, excellent dans le rôle d’Ivan Khovanski. En réalité, pas une voix ne déçoit. Ainsi, le début de l’acte II met-il en évidence la tessiture large et tenue du grave à l’aigu, le souffle, et la science de l’incarnation d’Oleg Videman en Vassili Golitsine. On saute d’une fascination à l’autre : le dialogue entre les clarinettes et Marfa lors de sa prophétie est superbement réalisé ; la noirceur de Dosifei, campé par Vladimir Vaneev, saisit alors, avant que l’intervention de Yevgeni Nikitin ne séduise. Au troisième acte, la conversation de Larina Goglevskaya en Susanna ravit moins par la voix que par le tressage fin entre la cantatrice et le cor anglais. Plus tard, Andrei Popov, en dialogue avec le chœur, joue le Scribe autant qu’il le chante, et Efim Zavalny réussit son intervention en Clerc. Même quand la mort et la haine envahissent la seconde partie (actes IV et V), orchestre, chœur et solistes restent mobilisés sans coup férir, marchant vers le feu final sans désemparer.
Le livret accuse-t-il des creux scénaristiques hénaurmes ? Évidemment. Pourtant, l’ennui que pourrait susciter un synopsis lâche et parfois fastidieux peine à poindre tant fascinent la qualité de chaque interprète, le kaléidoscope sonore offert par la partition et son orchestration, et l’excellence d’un ensemble aussi remarquable que parfaitement idiomatique. Le gang de Valery Gergiev a encore frappé.
Du coup, en ce dimanche soir, la Philharmonie – remplie aux deux tiers pour « raisons sanitaires » – était sonnée debout mais encore en état de réserver une ovation longue et méritée aux artistes.