« Modernités suisses », Musée d’Orsay, 16 juillet 2021 : épisode 9, la représentation

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Max Buri, « La sieste », 1910. Photo : Rozenn Douerin.

 

Peindre, c’est re-présenter. Connecter une certitude de reconnaissance à un produit associant artisanat et art. L’histoire du tableau ci-dessus le raconte assez.
La dame largement couverte pour un petit repos était, à la base, une femme nue qui attendait de se livrer à un sacré coquin, supputait-on. En effet, près d’elle, il y avait deux verres et une bouteille de champagne. Jadis dévêtue pour l’ivresse, voici la dame rhabillée pour l’hiver, donc beaucoup plus fréquentable par les bourgeois ; et cette fréquentabilité fait sens. En effet, elle interroge (les habitués savent que, ici, nous préférons certaines questions à beaucoup de réponses) l’essence même des beaux-arts. Que s’agit-il de représenter ? Pour qui ? Qui décide de ce qui est représentable et de ce qui ne doit pas être représenté ? Ces questions hantent l’art parce qu’elles s’associent à d’autres questions certainement pas annexes sur

  • la manière,
  • le sens et
  • le sujet.

La manière : représenter, est-ce créer un effet de réel (genre : c’est vachement bien fait) ou donner à penser ? Le sens : que signifie la représentation à vocation muséale de tel ou tel objet ? Le sujet : pourquoi capturer telle scène sur une toile – et pourquoi diable d’autres humains iraient-ils acheter ou reluquer cette capture ?

 

Ernest Biéler, « Ramasseuse de feuilles », 1909. Photo : Rozenn Douerin.

 

L’un des intérêts de cette exposition est de creuser cette interrogation autour d’un axe unifié (les peintres suisses ou assimilés sévissant aux alentours de 1900) et de très diverses orientations stylistiques des artistes. Ainsi, d’Ernest Biéler, qui se pourlèche les pinceaux devant les airs du temps, comme l’Art Nouveau. Grâce aux principes de ce courant, le regard du visiteur est capté par la précision des contours végétaux, opposant la netteté des feuilles à l’apparente indifférence du tissu blanc qui attire tous les regards. Se dessine une esthétique auscultant le rapport entre

  • l’ensemble et le détail,
  • la composition et le trait,
  • le mouvement et la structure.

Sous son trait qui peut paraître naïf ou opportunément mobile, l’excellent Ernest Biéler pose ce dialogue entre globalité et précision. L’autoportrait infra illustre cette tension. La représentation n’est pas réaliste au sens où elle saisirait une réalité pour la fixer par la magie du crayon ou du pinceau. Elle est réaliste au sens où elle zoome sur le détail qui résonne chez celui qui regarde. Structurent néanmoins l’identité de l’auteur

  • l’organisation de la barbe,
  • les lobes auriculaires et
  • le vague de ce qui les entoure, strié de carreaux pour créer manière de profondeur ou ondulé par le bob pour masquer l’alopécie tout en stipulant l’origine nationale.

 

Ernest Biéler, « L’Auteur », 1911. Photo : Rozenn Douerin.

 

La peinture et ses acteurs creusent le sillon identitaire non pas en tant que système réducteur (comme quand les symptômes de conformité à une identité m’assigneraient à une définition aux allures de carcan voire de camisole) mais en tant que système transcendant (en intégrant ces symptômes à ma vie, je grandis ma petite personne à l’échelle d’une communauté voire d’une nation). On peut bien sûr discuter du bien-fondé voire de la pertinence de cette démarche ; elle n’en constitue pas moins un désir, artistique et structuré, de dépassement de soi par la collectivité. Les signes identitaires permettent de réinterpréter celui que l’on est et de le re-présenter en élargissant les spécificités de l’individu, en leur donnant une résonance. Voilà le paradoxe d’une peinture volontiers versée dans l’autoportrait non pas principalement pour le plaisir du selfie ou de l’inscription de soi dans une tradition artistique flatteuse mais, semble-t-il, largement pour le souci de construire, par sa représentation, une identité suisse.
Ainsi, l’autoportrait d’Édouard Vallet, très porté sur le Valais, associe ainsi la représentation du visage et celle d’un paysage local avec montagne et neige. Le peintre travaille alors une série d’oppositions :

  • le net et le flou,
  • le suggéré et le défini,
  • le mouvementé et le stable,
  • le soi et le paysage,
  • la nature et l’urbain, etc.

De la sorte, fusionnent la représentation de l’intime et de l’extime, comme pour définir, selon l’expression de Victor Hugo ce qu’il y a, en chacun, de personnel pour tout le monde. Le lexique ajouté par Léopold Sédar Senghor à son Œuvre poétique entonnait une mélopée proche.

Certains lecteurs se sont plaints de trouver dans mes poèmes des mots d’origine africaine qu’ils ne « comprennent » pas. Ils me le pardonneront : il s’agit de com-prendre moins le réel que le surréel – le sous-réel.
J’ajouterai que j’écris, d’abord, pour mon peuple. Et celui-ci sait qu’une kôra n’est pas une harpe, non plus qu’un balafong un piano. (Léopold Sédar Senghor, Œuvre poétique, Le Seuil |1964-1990], « Points », 1997, p. 427.)

De même que Senghor voulait toucher « les Africains de langue française » pour « toucher mieux (…), par-delà mers et frontières, les autres hommes », de même les peintres modernes suisses semblent prendre goût à déployer un helvétisme prononcé, afin d’affirmer leur identité fédérale et, par ce truchement, de s’inscrire dans une perspective qui sublime leur identité et devient susceptible de « toucher les autres hommes ».

 

Édouard Vallet, « Autoportrait », 1912. Photo : Rozenn Douerin.

 

Dès lors, la représentation s’apparente fermement à une re-présentation, c’est-à-dire à une nouvelle présentation, mise en scène ou en perspective

  • de l’humain dans la communauté,
  • de l’être dans un imaginaire national et
  • de la subjectivité créatrice à la masse des « autres hommes » chargée de recevoir la création et d’en sucer la substantifique moelle.

Nous verrons dans un prochain épisode comment le paysage, à son tour, incite les peintres modernes suisses à inventer des représentations singulières, entre stylisation, symbolisme, caractérisation et jeux chromatiques ébouriffants.


Les épisodes précédents

  1. Les origines
  2. La lumière
  3. La couleur
  4. Le portrait
  5. Les enfances
  6. Le soi
  7. Soi et les autres (et re-soi derrière)
  8. Les lisières

À suivre !