« Modernités suisses », Musée d’Orsay, 16 juillet 2021 : épisode 8, les lisières

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Max Buri, « Joueur d’accordéon en compagnie », 1906. Photo : Rozenn Douerin.

 

Comme le chante Clarika grâce à Florent Marchet,

Tout est devant,
Tout est derrière,
Quand on est juste à la lisière.

C’est sur cette thématique que nous focaliserons ce huitième bout de chemin dans l’exposition consacrée aux « modernités suisses » par le musée d’Orsay. On y peut contempler à foison les lisières. Lisière entre l’humain et la nature. Entre l’individu et le social. Entre le modèle et l’archétype. Entre le réel et le symbolique. Entre le vivant et l’éternel.
Max Buri (1868-1915) est un bon compagnon pour creuser cette notion. Le voici qui peint des paysans mais pas en train de paysanner – première lisière. En revanche, ces paysans ont revêtu des habits folkloriques – deuxième lisière : ils sont à la fois eux-mêmes et costumés, voire eux-mêmes parce que costumés, c’est-à-dire éprouvant physiquement leur inscription dans une Histoire populaire.
Cela construit-il une identité cantonale ? Cela fixe-t-il une scène authentique que la modernité commencerait d’ébrécher ? Cela sert-il de carte postale publicitaire pour le tourisme bernois ? Le dilemme est indécidable, ce qui construit une troisième lisière, celle du sens. Cependant, il est évident que le peintre grave sur sa toile un moment identitaire authentique, dont la muséalité transcende les particularismes locaux dans la mesure où, en peignant une scène simple où des gens mêlent festoiement et prolongation d’une tradition, l’artiste érige ces personnages en archétypes des porteurs de traditions populaires, quelles qu’elles soient.

 

Max Buri, « Jeune fille de la vallée du Hasli », 1906. Photo : Rozenn Douerin.

 

La lisière que met volontiers en scène Max Buri est une lisière physique : à chaque lieu ses traditions, ses costumes, son folklore. En ce sens, la jeune fille de la vallée du Hasli n’est que la représentation d’une lisière. Le costume n’est qu’une matérialisation de la lisière. Le soin apporté

  • aux contours des fleurs,
  • aux drapés à la fois simples et sculptés en volumes sur la toile,
  • au tombé faussement nonchalant du lien nouant le chapeau ou
  • à la variété chromatique du fond qui n’est crème uni qu’en apparence,

tout cela n’est qu’une matérialisation artistique de la lisière, cette intuition que l’on a d’être humains parce que l’on est nés quelque part.
Le costume fixe la géographie. Il la rend spécifique, peut-être même supportable au sens sportif du terme. Pour supporter une équipe, pour la reconnaître donc s’y reconnaître, l’uniforme était un ingrédient indispensable même quand l’uniformité marquait encore un territoire, même quand on savait que la jeune fille dans le costume était une payse. Le costume était inutile, mais c’était là son utilité puisque, inutile, il devenait une célébration, un éloge, presque un panégyrique d’un territoire.
Loin d’être un accessoire richement décoré et très précisément codifié, le costume est l’identité même de celui qui le porte. Si le modèle présenté ci-dessus est une jeune fille de la vallée du Hasli, une jeune fille comme il en existe d’autres dans la vallée en question, c’est parce qu’elle en a le costume traditionnel. En d’autres termes, comme la modernité suisse passe par l’éloge pictural du paysage de nos cantons, elle passe aussi par la célébration de ses costumes, cette lisière entre la peau et le regard.

 

Édouard Vallet, « Dimanche matin », 1909. Photo : Rozenn Douerin.

 

La lisière est d’abord géographique. Comme le pointait feu Michel Luneau dans l’extraordinaire, l’exceptionnel, l’extraterrestre et l’indispensable La Rairie dans tous ses états, quand un territoire postule à l’indépendance,

Très vite va se poser le problème des frontières et de leur étanchéité. On entre à la Rairie comme sur un champ de foire. La propriété n’est pas entièrement close de murs ou de haies vives. (…) Ce qui peut s’admettre à la rigueur dans un paysage communal somme toute assez indifférencié de champs, de bois, de cultures, n’est plus pensable sur un sol souverain. (Éditions Verticales, 2003, p. 24)

Si frontière n’est pas lisière, limes est bien limitation, bornage, contenance. Or, la lisière peut être autant temporelle que géographique. Du reste, les deux aspects ne sont nullement contradictoires : l’espace, c’est aussi le temps que je mets à le franchir ; et le temps n’est rien d’autre qu’un espace entre deux événements. Le tableau d’Édouard Vallet glissé supra se goberge de ces deux lisières devenues depuis Kant des catégories sans lesquelles je ne peux pas m’orienter dans la pensée. Il représente (sur une surface) un dimanche matin (un temps).
Cette surface représente aussi une lisière, puisque le balcon marque la frontière entre l’intime (la maison) et l’extime (l’espace public) ; et ladite lisière géographique est aussi temporelle puisque, à l’évidence, la paysanne, munie de son missel et de son chapelet, va profiter du dimanche matin pour aller à la messe. Une autre lisière apparaît, évidente : celle qui sépare l’espace humanisé (le bâti) et la nature (la montagne) ; et cette séparation est subsumée par le regard, l’observation, la contemplation, d’autant plus symbolique que, si l’humain représente la finitude, la montagne manifeste l’infini divin.
Dans cette concaténation du pragmatique et du transcendantal réside l’essence même du dimanche matin en 1909, id est la rencontre entre des anthropoïdes engoncés dans leur humanité concrète et le mystère sacré célébré dans les temples ad hoc. La religion relie les deux – et la représentation de cette union immatérielle démontre, ici, une sensibilité et un talent épatants.

 

Max Buri, « Autoportrait », 1913. Photo : Rozenn Douerin.

 

À ce stade de notre cheminement sur les crêtes de l’exposition, il nous faut évoquer la lisière sans laquelle les autres n’auraient qu’un intérêt limité : celle qu’elles interrogent toutes et qui sépare

  • la vie de l’art,
  • le réel de sa représentation,
  • le concret de sa mise en peinture.

Les peintres modernes suisses sont ouvertement inspirés par des réalités qu’ils réinterprètent à leurs façons – et la multiplicité des palettes stylistiques de beaucoup d’entre eux contribue à leur attrait. Aussi leur peinture ne peut-elle faire l’impasse sur une réflexion relative à la représentation. Quel réel se retrouve sur ma toile ? Dans quelle mesure la toile peut-elle exprimer le réel ? En quoi la représentation du réel influe-t-elle sur ma vision du réel, partant sur le réel ? Dans cette interrogation, on aurait tort de réduire à son sen littéral la phrase de Bertrand Lavier, chouchou de François Pinault, sur la contextualisation et l’art. Selon lui,

grâce aux vitrines [dans lesquelles sont insérées ses pièces présentées à la Bourse du commerce de Paris, en août 2021], c’est l’œuvre au carré que l’on a devant soi. [L’œuvre] profite clairement de sa situation. Celle-ci aide le regardeur à muséifier ce qu’il a devant lui. Sans elle, l’acuité du regard serait moins forte. Bien sûr, il y aurait une œuvre quand même, mais l’écrin change à lui seul la valeur de ce qui est montré. (Le Monde, 6 août 2021, p. 17)

Une interprétation littérale de ce propos reviendrait à admettre que, si elle n’était pas exposée dans une vitrine de la très chic Bourse du commerce, la mob « Peugeot 103 » ne serait pas une œuvre artistique. Que l’on s’extasie ou non devant ce procédé popularisé par Marcel Duchamp, un constat semblable vaut pour la littérature – un mot commun ne devient art que dans le contexte d’un écrit littéraire, comme le pointait avec sa rage surréaliste de 1920 l’Aragon des « Persiennes » puis du Mouvement perpétuel – et la musique, notamment la musique concrète qui fait musique en partant de bruits intrinsèquement dénués de valeur artistique, etc. Et cela vaut pour les produits dérivés de l’art, comme les musées – nous évoquions tantôt les reliques qui « auraient très bien pu » appartenir à Paul Gauguin et qui, donc, se voient octroyer une valeur muséale liée à l’irradiation de la notoriété sur des bouts de trucs.
Cependant, il existe au moins une autre interprétation, plus exigeante et moins prompte à se gausser de ces détournements d’objet pour milliardaires cherchant à se donner une caution arty, voire à imposer la vision de l’art qui lui semble juste, c’est-à-dire bonne pour son business. Elle consiste à poser que l’art – surtout s’il est, pour ainsi dire, réaliste – interroge inévitablement la muséification du réel. Avant même que le tableau ne soit serti dans un écrin prestigieux – galerie en vogue, collection de nanti ou musée national, la toile est un écrin, au sens de contenant dans lequel on range un objet précieux. Donc elle paraît matérialiser l’interrogation artistique fondamentale :

  • qu’y a-t-il de précieux dans le réel ?
  • quel coffret peut contenir ce réel-là ?
  • et que retirera celui qui, en regardant le tableau, ouvrira l’écrin et fera face à un réel peint ?

L’autoportrait offert par l’exposition à ce stade de la déambulation est celui de Max Buri. Il semble illustrer ce va-et-vient entre réel et peint. La schématisation admirable du costume, qui travaille sur de grands pans et des à-plats colorés, tranche avec le visage moustachu, plus généreux en détails et en précision, lequel dialogue avec le fond, caractéristique de ce peintre, à la fois uni et désuni, simple et bouillonnant, profond d’être usé. Ces trois plans disjoints explorent différents rapports entre la peinture et le réel,

  • de l’imitation à l’évocation,
  • de l’esquisse à l’effet spéculaire,
  • de l’abstrait au saisissement expressif.

Le roman est-il un miroir qui se promène sur une grande route ? L’autoportrait de Max Buri est un regard qui regarde celui qui regarde le regard. Grâce à la posture du modèle, l’impression est saisissante : on a la sensation de se regarder dans le miroir alors que l’on regarde une peinture. Un instant, nous voici Max Buri. Notre identité frémit ; et la force de l’œuvre jaillit de cet effet d’empathie, de fusion, de mutation éclair, qui nous happe dans la toile comme si nous en étions partie prenante.
Dès lors, pour conclure, notons que cette lisière entre le regardant et la toile, ces quelques centimètres concrets que le regard abolit, cet espace minime et symboliquement infranchissable est d’autant plus troublant qu’il rappelle ces tableaux de Righini et de Vallotton où le peintre se représentait de trois-quarts dos. Ici, le peintre nous fait face. Nous scrute. Ce n’est plus lui qui, par son tableau, fait partie de notre réalité : c’est nous qui faisons partie de sa réalité. Il nous regarde et nous, en le regardant, nous donnons sa valeur artistique au tableau. L’écrin donne sa valeur à l’œuvre et, par contamination, au réel.
À nous de déterminer si la lisière qui nous sépare de la toile nous protège ou nous renvoie à notre condition de clampin bienheureux :

  • clampin, car nous ne serons jamais artistes capables de saisir le réel avec ces acuités passionnantes ;
  • bienheureux, car nous avions alors loisir et liberté de profiter de telles expositions sans que l’on nous demande si nous avions fait notre BCG ou whatever.

Après tout (et avant tout, puisque, à la lisière, tout est devant, tout est derrière), la belle vie n’est jamais qu’une vie qui aurait pu être plus belle. Il y a fort à parier que, sans ce regret perpétuel, l’homme ne se nourrirait pas aussi de curiosité artistique.

 

À suivre !