« Modernités suisses », Musée d’Orsay, 16 juillet 2021 : épisode 5, les enfances

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Giovanni Giacometti, « Le Pont de Langlois. Copie d’après Van Gogh », ca. 1907. Photo : Rozenn Douerin.

 

Définir les modernités suisses en laissant supposer que le concept est clair et clos conduit inévitablement à des schématisations simplificatrices. Par exemple, s’étendra-t-on sur la dilection des peintres pour des paysages bien helvétiques où les Alpes et la neige se taillent la part du lion ? Il faudrait aussi

  • parler de la contemplation de la nature comme la pratique, dans des styles variés, la passionnante Alice Bailly (1872-1938),
  • rappeler que la curiosité des peintres suisses ne s’est pas contentée des charmes des cantons (même la Bretagne les a inspirés, c’est dire !),
  • évoquer ces reconstructions de paysage selon Van Gogh, dont témoigne l’exemple ci-dessus,
  • et annoncer que l’on montrera tantôt que les peintres suisses de cette époque ont croqué aussi bien les intérieurs que les extérieurs.

Ces éléments rendraient mieux compte de la complexité de la notion de paysage telle que les peintres suisses l’ont réinvestie autour de 1900. En l’état, l’on admettra que les présentes notules visent à donner, simplement et de façon incomplète, quelques coups de projecteurs, comme autant de coups de chapeau, sur des découvertes faites au gré des déambulations dans l’exposition proposée au musée d’Orsay.
Cependant, ne nous autojetons pas la pierre. Le prisme kaléidoscopique adopté pour la recension n’est pas inefficient pour rendre raison du projet de présenter les peintres modernes suisses. De fait, les thématiques qu’ils abordent sont souvent entremêlées. L’évocation d’une caractéristique résonne sur l’analyse d’une autre. Ainsi,

  • le paysage peut interroger la place de l’humain dans le cosmos ;
  • les multiples traitements de la lumière reconstruisent plus largement la notion d’espace pictural ; et
  • l’évocation de la nature est une thématique mêlée à l’évolution de la vie, donc à l’enfance, entre naissance individuelle et renaissance partagée de l’espèce.

C’est ce qui nous intéresse plus spécifiquement dans cet épisode.

 

Giovanni Giacometti, « Maternité », 1908. Photo : Rozenn Douerin.

 

Exemplifions notre propos avec ce tableau. Difficile de déterminer, en l’observant, qui du printemps ou de la maternité est l’allégorie de l’autre. Giovanni Giacometti présente quelque chose à tiers-chemin entre

  • un continuum,
  • une adéquation et
  • une symbiose

associant la saison et la naissance, qu’il réunit dans le cycle programmatique de la maternité. Quitte à passer pour un petit pédant, l’on se risquera à parler d’une spécularité transversale – spécularité car il y a effet de miroir, la nature se reflétant dans l’humain, et réciproquement ; transversale car elle associe deux éléments distincts, l’homme et le cosmos. Bien entendu, le jeu d’écho entre la renaissance printanière évoquant la naissance humaine est largement documenté. Ce nonobstant, constatons qu’il jouit ici d’une vivacité particulière.
À cette fin, commençons par l’attendu. Le peintre présente des vies en herbe et des herbes en vie. Au centre, la mère portant un nouveau-né. De part et d’autre, deux enfants. Or, l’esthétique de Giovanni Giacometti lui permet de sublimer cette organisation presque cliché, car le jeu de la vie s’exprime

  • dans une palette riche de couleurs extrêmement variées,
  • dans un jeu très prononcé sur les ombres et les lumières, et
  • dans une peinture posée à traits énergiques et contradictoires, vifs sinon vivants.

C’est cette conjonction de facteurs, entre chromatisme quasi stromboscopique, explosion de contrastes et vibrations du geste pictural qui donne une impression de mouvement immobile à la fois saisissante et symbolique de la vie comme cycle (toujours en transformation mais, à l’échelle de l’humanité, toujours dans le recommencement).

 

Giovanni Giacometti, « Maternité » (détail), 1908. Photo : Rozenn Douerin.

 

Si la cyclicité saisonnière et la maternité du printemps ont tant fasciné les peintres modernes suisses présentés dans l’exposition du musée d’Orsay, est-ce à dire qu’ils ont davantage peint l’enfance que des enfants ? Le fait est qu’ils semblent moins passionnés par le bambin et sa mignonnitude que par l’esthétisation d’une forme de candeur non limitée à l’enfance. Le travail sur la définition de la lumière et les effets de lumière associent

  • force d’évocation,
  • déréalisation du motif et
  • communion entre l’humain et la nature.

La forme des personnages se construit dans un tourbillon coloré qui sculpte les reliefs lumineux en travaillant le flou avec précision.

 

Giovanni Giacometti, « Lumière et ombre II », 1912. Photo : Rozenn Douerin.

 

L’effet est confondant de maîtrise optique. Il ne s’agit pas seulement de décomposer la couleur pour la recréer dans un dynamisme oculaire vertigineux, ce qui est déjà prodigieux. Le peintre donne aussi du mouvement à cette décomposition en éclatant l’unité chromatique, obligeant celui qui observe à reconstituer la cohérence de l’ensemble sans même que nous n’en ayons conscience. À ceux qui doutent de l’intérêt d’aller voir des toiles in situ surtout quand on n’y connaît rien (étant ignorant de l’art, j’ai été l’un des nombreux présidents de ce club très ouvert), il suffit de s’approcher de la toile ci-dessus pour être sidéré devant

  • la complexité d’une figure simple,
  • la tonicité qui vibre dans ce visage statique, et
  • l’incroyable labyrinthe chromatique proposé pour laisser résonner un visage plutôt que de le réduire à un son visuellement mat, id est une image nette, ferme et définitive.

 

Giovanni Giacometti, « Lumière et ombre II » (détail), 1912. Photo : Rozenn Douerin.

 

Peut-être cette question de la prévention muséale qui pousse à penser que je verrai mieux un tableau sur papier que sur sa toile n’est-elle pas si innocente qu’elle paraît. Dans Histoires de peintures ([première édition de la retranscription 2004], Gallimard, « Folio », 2006, p. 257 sqq) au chapitre « On y voit de moins en moins », Daniel Arasse interroge cette question du voir. Il explique que les fresques n’étaient pas peintes pour être vues de près ou en pleine lumière, comme certains musicologues s’offusquent de la remastérisation, susceptible de faire entendre d’apparents défauts alors que ceux-ci n’auraient jamais dû être entendus. Les peintres modernes suisses semblent travailler au contraire sur le double effet Kiss Cool : l’évidence de la première impression et le revers pleine ligne destiné à ceux qui scrutent l’affaire de plus près.
Ainsi Cuno Amiet travaille-t-il le motif de la nature et du travail agricole de multiples manières se prêtant volontiers aux deux types de scrutation proposés. Dans la fascinante Cueillette I de 1912, les mouvements esthétisés des cueilleuses s’opposaient à la crudité d’un rouge hypnotisant, apposé avec plus de rugosité que de dextérité savante, et au travail sur la déclinaison de tonalités entêtantes, entre le jaune flamboyant et le rouge infernal en passant par le bleu noir comme du sang séché. À l’inverse, en 1907, la Cueillette des pommes creusait la veine d’un dessin enfantin où l’immensité apparente de l’arbre en regard de la petitesse des hommes renvoyait à l’immensité des étendues neigeuses traversées par un skieur. L’attention aux détails va de pair avec une apparente simplicité laissant supposer une facilité qui permettrait presque d’oublier, entre autres,

  • l’excellence du cadrage,
  • la richesse des couleurs,
  • le sens des disproportions,
  • les effets de plans et de perspectives, et
  • la capacité d’évoquer le réel plutôt que de se limiter à l’imiter.

 

Cuno Amiet, « La Cueillette des pommes », 1907. Photo : Rozenn Douerin.

 

Dès lors, on le subodore, les enfances évoquées par la déambulation dans l’exposition du musée d’Orsay débordent le seul cadre de la représentation d’un gamin. Dans le contexte pictural de 1900, la nature est aussi une enfance de l’homme. Sa rudesse ne masque ni sa primauté séduisante ni sa rude innocence. Il se pourrait même que l’enfance humaine soit le lieu où cette innocence glorifiée se pervertit voire se putréfie.
Ainsi, de La Toupie de Martha Stettler, les lectures divergeront selon que l’on veut y voir une représentation de l’enfance heureuse des riches enfants de bourgeois ou une évocation discrète de ce que cette enfance-là signifie :

  • vie dans des jardins publics où la nature est tenue en laisse,
  • esclavage des domestiques eux aussi tenus en laisse et déshumanisés (la bonne est partiellement coupée sur l’image : son rôle est de surveiller, pas d’être),
  • tentative de désinfantiliser l’enfant, tenu (en laisse) d’être pimpant, coquet et guindé comme un adulte en dépit de son goût indécrottable pour le jeu.

Cette tension, portée par une maîtrise technique exceptionnelle, est significative de la puissance de peintures sachant associer

  • un savoir-faire remarquable,
  • une personnalité patente
    • (cadrages,
    • jeux de lumière,
    • sens des formes…) et
  • une esthétique à même de rapprocher diverses formes de réalisme assez imparfaites pour stimuler l’imaginaire de ceux qui regardent.

Une façon, peut-être, de nous pousser à retomber, joyeusement, dans l’enfance entendue comme l’âge où la multiplicité des possibles a moins de sens que d’évidence, ou de rappeler – comme nous le suggérions au début – que le paysage comme l’enfance, par la polysémie du projet, est un sujet éminemment pictural parce qu’il est un sujet politique. La construction de la peinture suisse moderne semble en tout cas le laisser supposer.

 

Martha Stettler, « La toupie », 1916. Photo : Rozenn Douerin.

 

À suivre !