« Modernités suisses », Musée d’Orsay, 16 juillet 2021 : épisode 10, les paysages

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Albert Trachsel, « Paysage de rêve », 1907. Photo : Rozenn Douerin.

 

Non, le paysage n’est pas éternel. Ni immuable, ni pris dans l’engrenage cyclique des saisons. Comme nous, plus lentement, peut-être, il n’est qu’un peu d’éphémère plaqué sur un petit bout de cosmos.
Sans même recourir aux imprécations du GIEC, prenons-en pour illustration les tableaux des peintres modernes suisses croisés au long de l’exposition du musée d’Orsay. Affirme-t-on çà qu’ils chantent la grandeur nationale de l’Helvétie ? Voici qu’ils perdent pour partie leur délicieuse grandiloquence alpine et enneigée afin de grattouiller, décomplexés s’ils le furent jamais, le clair-obscur, le mystérieux et le symbolique.
Peut-être est-il signifiant que l’inventeur du paysage onirique ci-dessus soit un architecte, comme s’il s’agissait de reconstruire des paysages libérés des archétypes suisses. Le refuge dans un rêve coloré (que l’artiste a développé sur dix ans)

  • rechromatise l’espace,
  • déréalise la mer (d’azur ou de nuages ?) et, en quelque sorte,
  • délocalise l’instantané,
    • d’une part en revendiquant la dimension rêvée,
    • d’autre part, conséquence logique, en proposant un paysage paradoxal : si le paysage est forcément la représentation d’un lieu, que devient un paysage qui ne représente pas un lieu en particulier ?

Une partie des paysages suisses peints aux tournants des années 1900 s’expulse avec délectation

  • des charmes concrets de la confédération,
  • de la capture du majestueux incarnant un infini toujours plus confortant qu’inquiétant, et
  • du réinvestissement de riches archétypes picturaux.

 

Félix Vallotton, « Derniers rayons » ou « Paysage avec arbres », 1911. Photo : Rozenn Douerin.

 

Le prolifique Félix Vallotton – après sa mort sur le billard, les spécialistes répertorieront plus de mille peintures et gravures, sans compter les illustrations – s’intéresse à ces possibles jusqu’alors plutôt négligés. Verra-t-on dans le paysage ci-dessus une survivance du mouvement de nabis, mélangeant mysticisme et recréation du réel ? Préfèrera-t-on y voir une forme de japonisation, logique pour un nabi ? Chose sûre, le travail de stylisation de la végétation et de l’espace rejoint une problématique qui dépasse la transcription d’une réalité en pigments. Tout se passe comme si le paysage se défilait derrière

  • la recolorisation de l’évident,
  • la reconstruction du probable et
  • l’omnipotence du crépuscule, capable de reconfigurer
    • des arbres,
    • des couleurs et, plus largement,
    • des conventions.

De topos reconnaissable, le lieu devient géographie du soi. Dans le paysage, l’endroit représenté devient accessoire. La représentation prime sur le réel puisqu’elle dissout l’artisanat dans l’art, c’est-à-dire la seule capacité d’évoquer un panorama dans le désir d’interpréter un espace et de le réinventer. Tandis que les greto-giecquistes martèlent qu’il n’y a pas de planète B, l’art nous rappelle que si : à sa mesure, la peinture nous extirpe d’une conception du réel comme limitation de nous-même à ce que nous constatons par nos cinq sens si limités. On peut penser à Georges Perros qui constatait :

Il est cent façons de mourir.
Pour vivre on est beaucoup plus sage :
Il s’agit de savoir moisir
Entre l’espoir et le fromage.
(Poèmes bleus, Gallimard [1962], « Poésie », 2019, p. 98)

Réinventer le paysage, vague ou précis, c’est désamorcer l’espoir illusoire et le fromage assommant, avec ou sans les poires.

 

Félix Vallotton, « La Mare (Honfleur) », 1909. Photo : Rozenn Douerin.

 

Le jeu artistique change les règles. Mieux que la représentation, le paysage devient présentation. Le regard du visiteur se pose sur une construction mentale assumée. La proposition est certes intelligible rationnellement (on reconnaît des éléments de la composition) et se peut parer d’un storytelling voire d’une apparente précision topique, elle ne s’en déprend pas moins d’un devoir de réalisme. Ce qu’elle nous donne d’intelligible nous permet d’accepter de plonger dans des paysages où la vérité n’est pas la ressemblance photographique mais la vibration transmise par l’artiste par

  • son savoir-faire technique,
  • son sens artistique et
  • son monde intérieur.

L’art pictural, sans renier les possibilités d’un certain figuratisme, décorrèle l’effet de réel du réel lui-même. Parfois, on pourrait croire à la réalité de la chose, mais ce qui valide la geste artistique, la rend puissante, ce qui nous saisit en elle, c’est la geste en elle-même, cette saga de l’inventivité transcrite entre, par exemple,

  • couleurs,
  • formes,
  • construction,
  • proportions,
  • mouvements,
  • cadrage,
  • déconstruction de l’attendu et
  • suscitation du mystère.

Le paysage n’est plus le lieu de ce qui est mais le lieu de ce qui pourrait être – ou, plutôt, ce qui est en tant que peinture sans être en tant que paysage. La réalité du peint prend le pas sur la réalité de la réalité. Cette puissance de l’art nous renvoie à notre statut de regardant happé par le tableau, celui

qui cogne à un mur, quelqu’un qui appartient à l’autre monde mais qui est resté ici, qui cogne et veut revenir. Trop tard. N’a pas eu le temps de descendre, de monter jusqu’ici, de monter à bord… L’autre monde est aussi notre monde.
(Tomas Tranströmer, « Début du roman d’une nuit de fin d’automne », in : Baltiques, trad. Jacques Outin [1996-2004], Gallimard, « Poésies », 2004, p. 215)

 

Hans Emmenegger, « Château-rocher III », 1901. Photo : Rozenn Douerin.

 

L’on pourrait bien sûr craindre une dissociation caricaturale entre réalité et construction d’une géographie imaginaire. Ce qui se joue dans les tableaux présentés désamorce une dichotomie aussi sommaire. Il n’y a pas d’un côté le réel, de l’autre la peinture. L’un nourrit l’autre et, en un sens, l’autre nourrit l’un itou dans la mesure où c’est son potentiel d’imaginaire qui rend le réel si attachant. Le réel n’est jamais si fascinant que quand nous le chargeons de possibles et d’impossibles – de possibles au sens où nous plaquons sur lui ce que nous en imaginons voire comment il serait s’il était autre ou si nous le transformions, et d’impossibles au sens où, souvent, rien ne nous fascine plus que

  • l’inaccessible mais désirable,
  • le lointain mais inquiétant,
  • l’absent mais présent en creux.

En ce sens, les paysages présentés par les peintres modernes sont des paysages vrais autant que de vrais paysages, dans la mesure où ils portent en eux la vérité de l’art, qui consiste au moins autant à donner à imaginer celui qu’il happe qu’à représenter ce qui est. En l’espèce, la puissance de dépassement offerte par les tableaux rassemblés dans l’exposition du musée d’Orsay s’appuie sur une dialectique prenante entre réalité et fantasmes paysagers.

 

Hans Emmenegger, « En février (étude) », 1907. Photo : Rozenn Douerin.

 

Le paysage n’est pas

  • plus intelligent,
  • plus profond ou
  • plus signifiant

parce qu’il est inventé, pas davantage qu’il serait plus (ou moins) valable parce qu’il reproduirait fort bien un espace identifiable. Plaqué sur une toile, inspiré directement ou librement d’une perception du réel, il demeure une proposition picturale qui joue avec le regard en travaillant, entre autres,

  • la lumière,
  • la matière et
  • les volumes.

Proche de Max Buri, évoqué çà et , avec qui il a voyagé en Algérie, Hans Emmenegger, dont les compositions fines ont séduit ses contemporains, semble croire en l’autonomie du paysage. Quand il représente la neige, il ne représente pas un lieu mais un temps (« en février ») et un jeu d’ombres et de lumières qui impacte la couleur semblant la plus simple – le blanc.
À vrai dire, il ne représente pas la neige non plus : il représente ce que nous percevons comme de la neige. Il fabrique la notion de neige. Il crée la lumière. Il sculpte les mouvements de terrain. Il capte le relief en tant que celui-ci est porteur d’une émotion artistique. Il n’y a pas plus de neige que de relief ou de soleil ou d’arbre dénudé sur le tableau ci-dessus. Il n’y a qu’un paysage qui, réel ou imaginaire, porte sa vérité artistique par sa seule présence sur une toile. Dans cette perspective, le paysage est ce ciel dont Serge Pey pointe, dans le centième « Bâton » :

Tout ciel s’accomplit comme ciel
sans vouloir être le ciel
Tout ciel respecte
trois choses dans le ciel :
le ciel au-dessous du ciel
le ciel au centre du ciel
et le ciel au-dessus du ciel
(Serge Pey, Mathématique générale de l’infini, Gallimard, « Poésie », 2018, p. 320)

Dès lors, s’esquisse un processus d’autonomisation artistique du paysage, qui ne capte plus pour sa puissance idéologique ou technique mais par son seul impact artistique, ou du moins par son impact artistique revendiquant d’être extirpé de la gangue de copie du réel.

 

Alexandre Perrier, « Le Lac Léman et le Grammont », 1901. Photo : Rozenn Douerin.

 

Après ce qui précède, il était impossible de conclure cet épisode sans proposer la synthèse qu’offre Alexandre Perrier à cette dialogie entre

  • réel et reconstitution,
  • imaginaire et concret,
  • archétype et recréation.

Le tableau ci-dessus, d’une incroyable précision technique, est une invention du paysage, peinte en atelier d’après des croquis pris sur le vif. Décidément,

  • le réel,
  • l’impression que fait sa transcription picturale et
  • l’imaginaire

ne sont que trois formes d’une même expression artistique. Celle qui croit que l’art ouvre à la contemplation de paysages extérieurs, intérieurs et transcendants. Celle qui croit que le paysage n’existe en tant qu’œuvre qu’à partir du moment où il n’est plus une peinture mais une impression, de même que, selon les termes de Serge Pey,

Tout poème
doit se méfier de ce mot
s’il veut continuer à exister
comme poème
en cessant d’être un mot
(p. 398)

À suivre!