« Modernités suisses », Musée d’Orsay, 16 juillet 2021 : épisode 1, les origines

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Ferdinand Hodler, « La Pointe d’Andey vue depuis Bonneville », 1909. Photo : Rozenn Douerin.

 

Voici l’écho de l’avant-dernière visite muséale avant interdiction. Il nous ramène en Suisse, au musée d’Orsay, aux alentours de 1900, quand l’Helvétie essaye de construire par la peinture ce qui, aujourd’hui, est tant honni dans l’Hexagone : une iconographie identitaire. Loin

  • d’une inclusivité bienpensante,
  • d’un métissage france-intérique ou
  • d’une vision contre-culturelle prétendant que la culture nationale est exclusivement ce qui ne ressortit pas de ses fondements – façon M. Le magazine du Monde,

les peintres suisses du tournant du vingtième siècle échafaudent une imagerie d’Épinal pétrie

  • de neige et de lacs,
  • de traditions et de bûcherons,
  • de montagnes et de blancheur.

Les interrogations stylistiques et les réponses proposées contribuent à l’intérêt de cette exposition originale qui ausculte abondamment la représentation de l’homme et celle de la nature. Ferdinand Hodler creuse ainsi la veine d’une peinture en quête d’épure. Les Alpes peintes depuis Bonneville travaillent une double schématisation :

  • celle de la perspective, qui préfère l’écrasement spectaculaire à l’éloignement onirique ; et
  • celle du détail, qui privilégie le suggestif et l’évocateur au détriment du minutieux et du pointu.

Sans se libérer de la forme, la peinture joue des conventions figuratives pour mieux les déjouer, captant le regard grâce à ce va-et-vient entre

  • effet de réel et
  • effet d’irréel.

Un jeu similaire, au sens bricoleur du terme, se déploie dans le portrait de Mathias Morhardt, dans lequel Hodler dialogue entre

  • fond fonctionnel faisant ressortir le long visage,
  • précision apparente des effets 3D, et
  • fouillis libérant l’image (comme la recolorisation libère la lumière) d’un réalisme superfétatoire.

Ce mouvement, cette dynamique, cette quête d’un impossible milieu entre reproduction et suggestivité participent de la patte hodlérine.

 

Ferdinand Hodler, « Portrait de Mathias Morhardt », 1913. Photo : Rozenn Douerin.

 

La modernité suisse selon Hodler semble ainsi associer une épure picturale à une essentialisation identitaire. Même paradoxe dans le propos : il s’agit autant de saisir la singularité d’un endroit, d’un angle de vue ou d’un personnage que de lui offrir aussi manière sinon d’universalité, du moins de transcendance. En ancrant ses tableaux dans la précision (un lieu ou un être spécifique) et en le libérant de contraintes réalistes trop fortes, Hodler permet à celui qui regarde son œuvre d’ouvrir son regard. Nous sommes à la fois confortés par l’exigence mimétique et portés par la capacité de simplification poétique.
Aussi n’est-il guère étonnant que la pièce iconique de Ferdinand Hodler soit « Le bûcheron ». Il s’agit d’un motif polymorphe, d’abord conçu pour les nouveaux billets de 50 francs avant d’être décliné à plusieurs reprises. Dans la version peinte en 1910, Hodler pousse loin la simplification. Un patouillis gris en haut à gauche pour indiquer le nuage, un espace essentiellement travaillé en blanc, des troncs étiques et un mouvement simple à décrypter. Cependant, la simplification est également un enrichissement, entre ombres bleu vif et lignes textiles qui s’entrechoquent avec force. L’héroïsme pré-soviétique qui émane du tableau contribue à construire un archétype identificatoire à la fois ancré dans un univers familier et assez schématisé pour devenir un exemplum.

 

Ferdinand Hodler, « Le Bûcheron », 1910. Photo : Rozenn Douerin.

 

On pourra sursauter en comparant Ferdinand Hodler (1853-1918) et Giovanni Segantini (1858-1899) d’une part parce que l’Italien détonne dans un projet sur les modernités suisses, se fût-il installé près de Saint-Moritz ; et d’autre part parce que les styles des deux prémodernistes dissonent.
Aux yeux de l’ignorant, stipulons-le tout de go, la modernité du second nommé reste fort discrète. Passionné par l’inscription de l’humain dans la nature, Segantini compense un traditionalisme de genre par un artisanat très sûr. Ses toiles témoignent – le nier serait absurde – d’un
goût flagrant pour le kitsch, mais c’est précisément la restitution de ce kitsch qui ouvrira la voie à la notion de modernité suisse. En effet, son travail exigeant une minutie folle, procède d’une simplification non pas de la réalisation mais de l’iconographie.

 

Giovanni Segantini, « Midi dans les Alpes », 1891. Photo : Rozenn Douerin.

 

L’archétype participe du désir pictural de saisir l’identité suisse. En étranger devenu autochtone, Segantini capte l’exotique et le typique pour en faire ressortir la spécificité. Son style pourra bien faire grincer les dents des amateurs de symbolisme abstrait, son propos n’en demeurera pas moins de se concentrer sur manière de quintessence identitaire.
Le défi naît de la profusion de détails. Croisement de couleurs. Mouvement des traits. Élégance de la lumière. Précision de l’accident comme cette branche morte et tordue. Efficacité des lignes, tantôt d’une grande netteté, tantôt brouillée par des taches anarchiques. Construction rigoureuse du tableau. Derrière le motif pour canevas de grand-mère, l’artisanat du talentueux brode la force d’une narration concentrée. On s’attend à un goût fade ; la sapidité artistique claque une explosion de saveurs visuelles, et l’on gagne à s’attarder devant ce qui ressemble, à première vue, à une broutille surévaluée.

 

Giovanni Segantini, « Midi dans les Alpes » (détail), 1891. Photo : Rozenn Douerin.

 

Quand le sot butera sur l’os du déjà-vu, le curieux le broiera pour découvrir la substantifique moelle du résumé saisissant. Le témoignage de la peinture segantinienne scelle, dans une fausse naïveté, la naissance d’une nation fédérale dont les peintres vont, avec délices, explorer les possibles.

 

À suivre !