Modern String Quartet, “Tableaux d’une exposition” (Solo musica) – 2/3
Le premier épisode de la chronique nous a permis de découvrir le principe de ces Tableaux d’une exposition : non point une transcription pour quatuor à cordes, mais une proposition inspirée par certaines vignettes moussorgskiennes, augmentées
- de moments jazzy,
- de créations et même
- d’une reprise.
Les cinq premières pistes nous avaient emballé ; les cinq suivantes sauront-elles nous séduire après que l’effet de surprise s’est estompé ? À « Baba Yaga », réinventée par Andreas Höricht, de nous espanter ou nous ébaubir, à sa guise.
- Attaques tranchantes,
- rebonds swingués et
- prise de son d’Andreas Neubronner paraissant réverbérée généreusement et cependant sans flouter les voix
offrent un début à la fois presque orchestral et agréablement dark pour lequel les artistes travaillent autant
- l’ouverture du son que
- sa continuité,
- sa coupure, ainsi que
- la gestion des silences qui enveloppent notes et unissons.
Cependant, l’arrangeur ne tarde pas à s’éloigner de l’originale de « la cabane sur des pattes de poule » pour se concentrer sur ce que la bâtisse lui inspire : une musique
- de guingois,
- aux harmonies changeantes,
- aux contours variables que chacun à tour de tour, semble pimenter d’improvisations appuyées sur le violoncelle obstiné de Thomas Wollenweber.
La récurrence du motif liminaire, trituré comme du Bartók
- (rythmicité,
- itération,
- dynamique d’ensemble)
n’obère pas le passage « Andante mosso » prévu par Modeste Moussorgski et ici adapté pour profiter de l’énergie des frottements d’archet. Libéré de la littéralité (donc du retour modifié du premier motif), Andreas Höricht s’approprie
- l’étrangeté inquiétante,
- les changements de couleurs et
- la force d’évocation de ce volet
pour susciter un monde singulier faisant résonner autrement la verve moussorgskienne. La troisième promenade qui suit semble comme contaminée par le swing bizarre de « Baba Yaga ». Elle aussi
- claudique,
- se balance et
- esquisse une spatialité de l’écriture en offrant, en moins d’une minute, plusieurs configurations du quatuor
- (solo,
- duo,
- ensemble,
- questions / réponses,
- changement de leader, etc.).
L’effet wokiste alla Dix petits nègres touchant à tous les arts, le tableau longtemps intitulé « Deux juifs, l’un riche et l’autre pauvre » et désormais fermement relabellisé « Samuel Goldenberg et Schmuyle » sort alors du shaker du Modern String Quartet, décidé à faire litière de l’agencement original. L’introduction hébraïsante est confiée aux huit cordes graves avant que Joerg Widmoser et Winfried Zrenner ne rejoignent la danse ; et, après 1’35 plutôt proches de l’original, Andreas Höricht se lâche. Si
- l’on pourrait regretter que, à ce stade, le procédé soit devenu sans surprise (il n’est pas utilisé, par exemple, d’introduction créative avant la citation moussorgskienne),
- on peut aussi apprécier la familiarité que cette répétition crée entre l’arrangeur et l’auditeur, et
- l’on peut surtout saluer l’idée, à la fois humble et fructueuse, que ce disque naît d’une sorte de digestion-transformation des Tableaux de Moussorgski – d’où le fait que la transcription soit présentée avant son développement.
Ainsi les harmonies yiddish de Moussorgski débouchent-elles sur une sorte de tango manouchisant où les soli profitent de la complémentarité entre la ligne de basse et l’efficacité discrète des pizzicati.
- Notes répétées,
- glissendi détrempés et
- simplicité de la forme en arche couplée à une coda conclue par les deux dernières mesures de l’original
relisent avec un savoir-faire patent cette histoire du riche et du pauvre… avant de nous précipiter sur la version widmosérienne de « Lucky Man » de Greg Lake. Cette incongruité est doublement logique. D’une part, Greg Lake a repris les Tableaux avec son trio ELP. D’autre part, sa chanson raconte l’histoire d’un homme à qui tout réussit et qui meurt à la guerre, son argent ne lui servant plus de rien – une allusion, sans doute, au tableau qui présentait, nonobstant les pudeurs de vierge effarouchée frappant le monde de la culture mais pas que, deux juifs, l’un riche et l’autre pauvre, topos vétérotestamentaire s’il en est. Néanmoins, il est dommage que le texte de présentation du disque soit si étique. Même si l’on admet qu’il faut laisser une part de mystère aux auditeurs ou qu’un livret renchérit le coût du disque, en l’espèce autoproduit par le MSQ, un hyperlien ou un QR code renvoyant à un livret digital aurait permis aux curieux de mieux pénétrer quelques secrets de fabrication et du disque, et du projet.
La transcription de « L’homme chanceux » s’ouvre sur la pompe. La mélodie arrive ensuite, enveloppée de pizzicati narrant la belle période du héros que décrit la chanson. La cover du premier violon arrangeur laisse une large part à l’accompagnement avec ou sans solo surplombant.
- Accents country,
- effets percussifs,
- association entre
- diversité des arrangements,
- virtuosité digitale du soliste façon violin heroe et
- plaisir de la répétition propre à la musique populaire
dopés par un finale réussi renouvellent l’attention. En effet, à qui pointerait des transcriptions au déroulement balisé (citation puis dérapage), la surprise que constitue cette cover apporterait une réponse convaincante : nous ne sommes pas au bout de nos surprises !
En témoigne la quatrième promenade qui revient à une sagesse semblant lutter contre des commentaires à l’unisson : ici, point de dichotomie transcription / création, mais une friction entre proximité moussorgskienne et pulsion disruptive. Qu’il suffise de dire que le dernier compte-rendu du présent album ne manquera pas de parler de sculpture ghanéenne pour donner une idée de la richesse décidément stimulante de ce disque !
À suivre…