Modern String Quartet, « Tableaux d’une exposition » (Solo musica) – 1/3
Les Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgsky sont de ces kebabs que les musiciens savants s’amusent à déguster moins souvent natures qu’à toutes les sauces, de la blanche à l’algérienne en passant par la Biggy et l’épicée (126 arrangements et transcriptions sont proposés à date dans la bibliothèque de l’ismlp, dont certains pour quatuors). La version nature – telle celle commentée ici – est
- savoureuse,
- impressionnante,
- haute en couleurs.
Or, il arrive que les versions assaisonnées avec art et malice sachent rendre raison et du génie du compositeur, et du talent fou de l’arrangeur-interprète – c’est le cas des Tableaux 100 % jazzifiés en majesté par Pierre-Marie Bonafos,
- au concert comme
- au disque
- en vente là.
Le Modern String Quartet y va de sa petite salsa à lui et nous renvoie à l’art de bien lire les disques : point de MOUSSORGSKY écrit en GROS sur la première de couverture ou sur le dos de la pochette. De même que Pierre-Marie Bonafos évitait toute confusion en intitulant son disque « Tableaux » sans citer d’emblée le compositeur, de même le MSQ évite toute déception de l’auditeur en rendant modeste Modeste. La sauce à laquelle ils vont assaisonner – et non assassiner – l’œuvre-phare est originale puisqu’elle associe
- des arrangements pour quatuor de la partition, signés par l’altiste Andreas Höricht et (un peu) par Joerg Widmoser, le premier violon,
- des créations des interprètes eux-mêmes, et
- une reprise inattendue : dès la set-list, nous sommes intrigués et alléchés par « Lucky Man », dont la légende veut qu’elle ait été écrite par le grand Greg Lake (dont le groupe ELP s’est itou approprié les Tableaux en 1971) quand il avait douze ans, et dont la réalité rappelle que you can’t judge a book by his cover, puisque ce chanceux plein aux as dont parle la chanson meurt glorieusement d’une balle à la guerre, « et son argent ne peut rien pour lui ».
Les premières notes de la Première promenade valent avertissement : que celui qui pénètre dans ce disque abandonne toute espérance d’humble fidélité. Joerg Widmoser a choisi d’harmoniser l’énoncé monodique qui ouvre la déambulation, éclatant le thème aux différents pupitres (Thomas Wollenweber hérite ainsi de la deuxième mesure à cinq temps, comme aspiré par les harmonisations de ses collègues). Soudain, bien plus tôt qu’attendu, la promenade prend fin pour nous précipiter sur « Gnomus », arrangé par Andreas Höricht. L’effet de surprise est évidemment réussi, le mélomane ne pouvant s’attendre à ce cut effrayant.
- Dissonances,
- silences et
- grands mouvements d’ensemble
jouent sur la spécificité de l’instrument-quatuor. L’association entre transcription proche et réinvestissement plus inspiré librement qu’éloigné se pimente de saillies jazzy presque tsiganisantes. La réinvention intelligente du cycle commence sérieusement à nous séduire. C’est le moment que choisit Joerg Widmoser pour ajouter un cahot au chaos – en l’espèce « One more picture » qui, dans une atmosphère, esquisse une atmosphère brumeuse subtilement non décrite dans le titre – libre à chacun d’intituler ce nouveau venu dans l’expo !
- Harmonies savantes,
- esprit pop,
- breaks léchés
ne jouent surtout pas la carte de la parodie moussorgskyenne mais déploient une proposition
- plaisante,
- rythmée et
- jouée avec finesse
- (phrasés variés,
- ruptures nettes,
- nuances multiples,
- furetage réussi dans les codes du jazz et de la variété).
Résultat assuré :
- on dodeline de la tête,
- on sourit, bref,
- on kiffe
car
- le développement de la pièce (5′),
- la circulation du texte entre les pupitres, et
- la précision du rendu
sont
- conçus par un compositeur malin,
- propulsés par des interprètes en symbiose,
- accompagnés d’un souci permanent de musicalité et, qualité non négligeable,
- fort agréables à suivre.
Bonne idée, ensuite, de confier l’arrangement de la Deuxième promenade à Andreas Höricht, qui feint presque la littéralité avant de griffer le texte de sa patte. Le musicien roué gardera la main sur les arrangements suivants des Tableaux jusqu’à la « Grande porte de Kiev » que récupèrera le premier violon. « Il vecchio castello » joue aussi la carte de la proximité sans jamais s’aplatir sous le poids de la fidélité.
- Finesse des archets,
- communauté des respirations,
- joyeux surgissement investissant et déconstruisant la fatalité rythmique,
tout cela est excellemment pensé et réalisé dans une forme en arche convaincante.
- Groove de la basse,
- polymorphie sonore des solistes,
- astuces
- pop (cordes frappées),
- rock (notes répétées) et
- savantes (travail du quatuor
- comme quatre,
- comme un et
- comme un orchestre avec 2/2, 1/3 et effets d’ensemble)
éclairent d’une beauté nouvelle la vieille bâtisse. De nouvelles surprise en rafale nous attendent :
- point de minipromenade,
- point de « Tuileries » et
- point de « Bydlo », qui sera replacé en avant-dernière position.
Le quatuor s’approprie la partition en la re-composant. Cela n’a rien de particulièrement iconoclaste : Maurice Ravel faisait déjà fi d’une promenade, et Leopold Stokowski n’était pas le dernier à chercher sa bonne version des Tableaux ! On passe donc directement au neuvième tableau, « La cabane sur des pattes de poule » dite « Baba Yaga », un « allegro con brio » annoncé « feroce ». C’est dans cette férocité que nous ouvrirons notre prochaine chronique sur ce disque emballant.
À suivre !