Michele Campanella joue Moussorgski et Scriabine (Odradek)
Faut-il être Russe pour jouer de la musique russe ? Un « petit garçon des Pouilles », devenu le célébrissime Riccardo Muti, plaidait tantôt le contraire en justifiant sa dilection pour la musique russe par sa lecture de livres où « les neiges de Moscou semblaient le plus fantastique mirage » (Diapason n°702, été 2021, p. 38). Si la question de la légitimité ou de l’exclusivité nationale voire raciale est parfois posée par les francophones osant aborder les rivages de Granados, elle peut être mise en écho, dans son versant nauséabond, avec les débats suintant la sottise entre woke et cancel que manifeste l’interdiction faite aux Blanches (qui plus est aux Blancs) de traduire une Noire. Patientons : l’égalité, dans son acception la plus débile, sera sans doute établie quand un Blanc, si possible transgenre, jouera le rôle de Martin Luther King dans un biopic ad hoc, à l’instar des chanteurs noirs interprétant, parfois avec brio, des rôles de Blancs à l’opéra. En attendant, que le ridicule impatientant de la culture néoraciste reste cantonné aux grands diffuseurs de bienpensance, et que, indifférentes à ce tapage, les musiques continuent de nous faire vibrer au bon désir de leurs porte-notes !
Reste la question, posée par l’artiste du jour : peut-on jouer de la musique russe sans être slave, comme on peut jouer de la musique ancienne sans être squelette ou poussière ? Peut-être la tarte à la crème de la légitimité géographique semblera-t-elle plus résonnante si on la considère comme opposant deux archétypes dont s’est longtemps repue la musique savante, id sunt la fougue italienne versus la puissance enflammée de la musique slave. De la part de Michele Campanella, qui ne prenait pas tant de précaution quant à son idiomatisme en interprétant avec talent Franz Liszt (voir çà, là et re-là derrière), dont il est plus que familier, elle est présentement une marque d’humilité et la trace d’une réflexion intense sur ce que serait une exécution juste de Moussorgski et de Scriabine. Cette intellectualisation de la musique, souvent niée par des interprètes craignant de se voir reprocher leur prétendue froideur, n’étonnerait point chez un interprète soucieux de réflexions au point de jalonner son expérience musicale avec la publication de livres inspirés par son travail (quatre sont parus, le cinquième est attendu incessamment par ses fanatiques italianophones).
Premier des deux gros blocs au programme, les Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski sont évidemment présentés dans leur version pianistique, l’orchestration ravélienne étant considérée, avec la vivacité de la Botte qui sied, comme une « trahison tapageuse ».
L’énoncé initial du thème peut paraître précieux, avec sa pédale pour soutenir les trois notes liées… mais le contraste avec la troisième mesure, prise piano sans que la partition le stipule laisse deviner que l’interprète est prêt à faire sa sauce avec un original hautement sujet à caution puisque paru de façon posthume 56 ans après la mort du compositeur. Et, effectivement, l’artiste crée son propre nuancier grâce à une main précise dessinant un cheminement clair. Ainsi, il préfigure l’accélération houleuse du « Gnomus » en Sol bémol (six altérations, c’est très excessif).
- La science du réflexe,
- la maîtrise des marteaux,
- le sens des contrastes dans les reprises :
tout est prêt pour saisir l’auditeur.
Le retour au calme permet de glisser l’évocation du Vieux château en 6/8 et sol dièse mineur (cinq altérations, toujours dans l’excès).
- La saine distinction entre la rythmique et la voix lead,
- le tempo attentif qui ne précipite pas, et
- le travail sur la respiration par la pédale de sustain
paraissent séants. « Tuileries » ou « Dispute d’enfants après jeux » rend les caprices par
- contrastes,
- détachés et
- ruptures-respirations bien menés.
« Bydło », annoncé « pesante », ne se paye pas de finesse, et c’est heureux. Pour autant, la rythmique grave n’est point grondement mais harmonisation têtue renforcée par les attaques façon appogiature. De jolis effets nuancés distillent une musicalité têtue dans cette marche qui finit par se perdre avant la réexposition du refrain, rapidement enchaînée dans les aigus.
Le « ballet des poussins dans leurs coques » en Fa et à 2/4 assume sa pulsation saugrenue de « scherzino » fantaisiste. La légèreté impeccable des doigts profite d’un Yamaha CFX idoine, dans une captation de Daniele Zazza. Le tableau des deux juifs (« l’un riche et l’autre pauvre ») en si bémol mineur laisse crépiter ses orientalismes rebondissants et tristes sans manquer de contraster les deux parties et leur coda, de caractère différent. La promenade en sol mineur nous permet de gagner, porté par les couleurs variées du piano campanellien, le marché de Limoges et sa « grande nouvelle » à jouer « allegretto vivo ». L’interprète y démontre une fois de plus
- une sûreté digitale appuyée sur
- un sens épatant de la musicalité qui
- sait se faire assez capricieux
pour que les « Catacombae » nous ensevelissent avec la brutalité requise. L’Andante non troppo spécifié « con mortuis in lingua mortua » et ses parties à trois portées proposent la réécriture inquiétante attendue des promenades désormais coutumières. Le fa dièse dominant rebondit dans « La cabane sur des pattes de poule » de Babayaga, un Allegro à deux temps, à la fois con brio et « feroce ». Les ingrédients sont au rendez-vous :
- les sforzendi claquent ;
- les octaves détachés pulsent ;
- temps et contretemps s’auto-escagassent ; et
- l’Andante fait craindre le pire à l’auditeur, ainsi que l’exige la narration musicale jusqu’au retour survolté de la partie A.
Point de m’as-tu-vuisme, ici : au contraire, même dans les passages virtuoses, un certain désir d’intégrité paraît vouloir privilégier la ductilité narrative sur le potentiel d’effets wow contenu dans le texte.
Ce qui nous amène logiquement à la protéiforme Grande porte de Kiev, au style « maestoso » et « con grandezza » que l’interprète n’hésite pas à faire sonner en dépit de la sècheresse de l’acoustique choisie, sans doute pour aller avec l’envie de lisibilité pressentie au long de l’interprétation. Le rendu rythmique de l’hésitation finale entre blanches par deux ou en triolets est prenant, achevant avec justesse une exécution qui associe modestie devant la partition et art de conter en musique l’étrange histoire picturale ici esquissée.
Second gros plat au menu, la Troisième sonate op. 23 en fa dièse mineur d’Alexandre Scriabine est jugée « plutôt traditionnelle » par Michele Campanella – on la considère généralement comme le pivot entre le romantisme marquant les débuts du compositeur et sa mutation progressive vers une forme d’atonalité de plus en plus radicale. Curieusement, le livret omet de rappeler qu’il s’agit d’une sonate à programme où l’âme commence par les passions et les luttes (I), s’apaise sans pouvoir nier ses meurtrissures (II), baguenaude à travers la mélancolie (III) et se débat contre les éléments déchaînés avant de sombrer dans le néant (IV) (oui, ici, on n’est pas dans un musée français, on n’a pas peur des chiffres romains).
Le premier mouvement est indiqué Drammatico. Un balancement immobile est d’abord contrarié par des octaves expressifs avant qu’un cantabile ne tente une échappée. D’autres octaves plus lyriques occupent le clavier, jouissant de l’art campanellien qui permet au pianiste de muter d’atmosphère avec une science rendant ces évolutions presque imperceptibles. Si l’interprète rechigne à fracasser son clavier dans les moments les plus tendus, il nourrit avec délicatesse les piani qu’exige la partition et qu’il ménage avec gourmandise. Les tensions suscitées par les à-coups des modulations renouent avec le balancement initial et pourtant n’explosent point.
C’est le sens que donne le musicien au « drammatico », non pas tragédie funeste mais tension perpétuelle nourrissant une intranquillité que l’apaisement ne peut submerger, sinon de façon très provisoire. Aussi la clarté du texte prime-t-elle sur l’hypersensibilité tonitruante que certains autres interprètes privilégient, au nom de la folle fougue un brin incontrôlée prêtée uniment au compositeur. Parfois, on aimerait certes que le Napolitain se surprenne en laissant un peu battre la bride, lâche, sur l’encolure de ses émotions ; mais ne critiquerait-on pas, alors, son manque de constance ? Constant, au contraire, le style campanellien propose une lecture précise de ce premier mouvement, et cette option ne manque pas de tenue.
L’Allegretto en Mi bémol, de forme ABA, travaille avec goût le contraste entre les touchers des deux mains. Une gracieuse modulation s’orne de la dentelle de triolets de doubles croches en continuant de tisser le motif pointé. Le retour du thème et de la tonalité A ne se dépare pas de l’élégance tonique nourrie par le jeu attentif de Michele Campanella.
L’Andante aux cinq dièses est joué avec une lenteur cristalline (si, si) qui lui donne presque un p’tit côté debussysto-ravélien. L’atmosphère impressionniste se nourrit vite d’une inquiétude descendant sans cesse, dans un esprit « doloroso » assumé. En ne pressant point le pas sans pour autant alanguir la marche, le pianiste nous offre une bien belle vue d’artiste de la mélancolie de l’âme selon Alexandre Scriabine… qui s’enchaîne sur le Presto con fuoco final, en fa dièse mineur.
Le rythme ternaire bancal (trois croches, trois croches, quatre doubles) swingue comme un rag-time furibond. L’interprète rend à ce passage virtuose sa noire clarté qu’il sait trouer des rais de lumière « meno mosso » et « dolcissimo ». Missionnés pour suspendre la furie, ces passages emportent la tonalité dans une série de modulations tournoyantes. Étrangement, la retenue ne semble jamais quitter le pianiste. Tout paraît toujours sous contrôle, sans que cela ne nuise à la caractérisation des couleurs ici assemblées.
- La virtuosité tranquille,
- le dessin rythmique jamais secoué et
- l’acoustique sèche
marquent une version électrique où les éclairs clarifient le paysage en laissant le contemplateur à l’abri de l’orage. C’est techniquement remarquable et musicalement aussi paradoxal que prenant.
En guise de bis, Michele Campanella dégaine la Valse op. 38 d’Alexandre Scriabine – une pièce intrigante qu’elle s’amuse à associer trois temps, quatre en trois et cinq en trois. Oscillant entre
- la fluidité,
- les à-coups,
- le rubato,
la composition offre une belle image d’un Scriabine partagé entre
- pulsion mélodique,
- tradition musicale,
- sens harmonique et
- foucades
- (ruptures,
- modulations,
- emportements).
Elle trouve dans le pianiste – qui n’aime pas être appelé pianiste, mais bon, ça change un peu de musicien, d’interprète et d’artiste, hein – napolitain l’interprète sensible, intelligent et sûr dont elle a besoin. Cette fin ravissante conclut un disque de qualité, malgré un titre attrape-tout qui ne rend pas justice de l’originalité du travail musical ici assemblé. On pourra classer l’album en priorité à Scriabine pour l’association entre
- l’aisance digitale,
- la qualité des transitions entre atmosphères et
- cette volonté de contrôle qui ne contrebalance pas, étonnamment, la puissance séductrice de ces partitions.
Pour écouter le disque en intégralité, c’est ici.
Pour l’acquérir, c’est, par exemple, là.