Michel Bühler seurfe sur « La Vague »
Michel Bühler, fabricant de chansons depuis 1969, publie un nouveau disque, La Vague (rien à voir avec celle de Todd Strasser !), pour chanter encore et encore ses écartèlements évoqués tantôt. Écartèlement entre le plaisir des choses simples (un beau paysage, la sérénité, la convivialité de bistro, les p’tits pat’lins…) et la vie comme elle va (l’anglicisation, la désindustrialisation, la boboïsation, la montée des indifférences…). Écartèlement entre ses colères (contre l’universel parler yankee rappelant que « tout l’mond’ chante en ricain maint’nant / Tiens, mêm’ les Suiss’ all’mands », Israël-le-jamais-nommé pour les massacres perpétuellement perpétrés à Gaza, la financiarisation et la marchandisation…) et ses peurs (de faire la promo de la nostalgie puisque « tout c’qui est fauché ne r’pousse pas », de vivre entouré de fachos pour partie inconscients d’être fachos, de cautionner la poubellification du monde et sa mise sous coupe par la phobie de l’autre). Écartèlement entre l’envie de laisser tomber (« me reste à suivre les nuages / J’ai plus rien à fair’ par ici »), l’ire d’essstrême-gauche qui prend le chanteur devant l’évolution de la société (« c’est donc ça, la modernité : / 1 % de voyous friqués / et le rest’ qui bêle, béat ? ») et l’obsession de continuer quand même (« à croir’ qu’avancer dans son âge, c’est un peu changer de pays », ce qui n’est pas pour déplaire à Bühler le voyageur).
Le nouveau disque du barde helvétique propulse ainsi chansons posées voire poétiques, chansons de colère intérieure et chansons énergiques parlées (« Ça me gonfle » et « Les idées » avec sa coda façon « C’est pas vrai » de Jean-Jacques Goldman), genre chansonnique très attendu par les fans du « Voisin milliardaire » et du tube absolu qu’est « Vulgaire ». Entre piano posé, guitare paisible ou finement rythmique de Laurent Poget, rugissements électriques, nappes de cordes synthétiques et accordéon de Stéphane Chapuis (pas forcément utiles à nos esgourdes), contrebasse de Mimmo Pisino et batterie de Mathias Cochard aussi discrètes que bienvenues, les arrangements de Gaspard Claus laissent se déployer les textes aux nombreuses trouvailles (rythmiques avec les vers brefs de « Soir d’août », philosophiques avec les aphorismes qui ponctuent maints couplets, humoristiques grâce à l’ironie grinçante du zozo, incluant des enjambements parfaits pour les amateurs de com-/presseurs) avec une modestie louable, même si les habitués du chanteur auraient peut-être aimé çà et là, par petites touches, être surpris par des couleurs moins déjà-vues afin de pimper ce bon disque.
Cependant, l’essentiel est assurément que, sur des mélodies souvent simples et dans un cadre musical de bon aloi, le baladin d’outre-Alpes exprime avec vigueur et inspiration ce qui lui tient au cœur et fait vibrer une voix qui a descendu dans les graves, certes, mais reste parfaitement maîtrisée. En piste, donc, l’immigration qu’il appelle à défendre (« La vague »), les paysages allogènes qui, parallèlement au charme du pays vaudois ou du Montparnasse d’autrefois, le constituent depuis charmante lurette (« Images de Syrie » ; « La Casba » d’on ne sait où sinon que, dans cette petite cabane, « y a l’temps qui prend son temps » ; « Gaza, été 2014 »), l’amour qui vieillit heureux (« et cett’ nuit qui descend / et cette transparence / et nous dans le mois d’août »), l’espoir (marche solennelle invitant à « Semer la vie »), bref, une variété d’inspirations qui fleure autant l’antan, avec tout ce qui fait l’iconologie bühlérienne (village, café, monde ouvrier, couple idéal, étrangers bienvenus, éloignement du temps, chanson, etc., réunis dans « Rolf et Nicole »), que l’aujourd’hui et le demain (« La vie n’est pas à vendre », tonne le chanteur tout en dénonçant la rentabilisation dégueulasse du projet écologique via les récurrentes « éoliennes »). En quinze titres, tour à tour poétiques et rageurs, on vénère les bonheurs de naguère et de jadis, on rêve de préserver ce qui peut l’être encore tout en s’ouvrant à de nouvelles populations, et on ne se prive pas de se gausser des patrons chougnant à leur première chemise déchirée tandis que nul ne cherche à soulager les « Nouveaux pauvres » (« Nouveau, ça veut dire mieux / mais quand y a rien dans la gamelle, tu t’fous bien du neuf ou du vieux »).
Avec La Vague, Michel Bühler plaide pour une humanité plus désireuse de bonheur (moins celui de l’extase que celui de la paix et de l’euphorie qui saisit, parfois, quand on tend la main à l’autre, et pas forcément pour lui coller une gifle), avec son lot d’inquiétudes et de rages, que du progrès. Son plaisir de chanter et son savoir-faire d’auteur-compositeur sont assez malins pour que, que l’on partage ou non les convictions du troubadour vaudois, on apprécie cet engagement intact qui n’exclut ni le doute ni la musique – ces chansons parlant avant tout de chanson, c’est-à-dire de rencontres, d’émotions, de vie. Brrrref, en ouverture de ce récital de studio, par la bouche de Jean Junod, Michel Bühler lance : « Moi, c’que j’en dis ? Ben, j’en dis rien. » Nous, c’qu’on en dit, c’est que c’est bien ; et on ajoute que le CD est disponible sur le site de l’olibrius en version physique ou en version mp3 (beaucoup moins cher mais avec un son nettement dégradé).