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La star de l’orgue du CNSMDP. Photo : Bertrand Ferrier.

À la base, c’est l’histoire d’une nana – ça change de l’histoire d’un mec – qui fume de l’herbe, qui blasphème en bande organisée et qui, quelques années plus tard, en fait son sujet de thèse même si elle eût initialement préféré scruter les musiques électro.
Désormais, cette histoire, c’est l’histoire de Marie Baltazar. L’ex-fofolle est devenue chercheuse spécialisée en tout et néanmoins revendiquant son appartenance aux humains chic de base, du genre qui glisse à la fin de la présentation parisienne de son livre paru aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme : « Là, je vais enfin me payer une semaine de vacances chez moi, à regarder des séries, j’en rêve depuis siiii longtemps » confie-t-elle sans prétendre se confiner dans son monde pour relire l’intégrale de Lévi-Strauss.

L’orgue du CNSMDP (détail). Photo : Bertrand Ferrier.

L’anecdote n’est point si anecdotique qu’il y paraît : le livre porte trace de la pulsion de spontanéité qui paraît habiter cette anthropologue du proximal et de l’extraordinaire. Tout l’émerveille, tout lui paraît digne d’intérêt. Du coup, elle se méfie de l’intellectualisation, de la mise en perspective sèche, de la scientifisation du « terrain » comme elle aime à labelliser ses observations. Le titre du livre adapté de sa thèse en porte trace, tant on aurait pu l’envisager sous de multiples axes. Ainsi du bruit, jamais défini, et qui évoque pourtant moult pistes telles que, parmi tant d’autres :

  • le bruit comme rumeur qui construit et déconstruit la pratique de l’orgue (analyse de la perception de l’orgue selon divers « terrains ») ;
  • le bruit comme retentissement (au sens de renommée, donc de l’usage de l’orgue dans la société, entre symbole religieux ringard – pas que catho – et symbole luxueux revivifié des grandes salles symphoniques) ;
  • le bruit comme son indistinct (disons : bruit de fond), recoupant la pratique de l’orgue liturgique et révélant les schismes avec les nouvelles pratiques de gling-gling liturgique qui concurrencent l’organiste de cérémonie ;
  • le bruit comme émission brute opposée à l’harmonie, interrogeant le rapport de l’organiste à la machinerie bruyante de l’orgue mais aussi la perception de l’orgue par les saints béni-oui-oui qui le voient comme « trop bruyant » ;
  • le bruit comme vibration au milieu d’autres vibrations (dans le cadre d’un concert, d’une « visite », d’une cérémonie religieuse) ;
  • le bruit comme écho recherché ou obtenu par exemple dans les réseaux sociaux (la cyberprésentation des organistes de tout niveau sur Internet eût pu donner lieu à l’analyse de ce-que-c-‘est-qu’être-organiste d’après les organistes eux-mêmes) ;
  • le bruit comme son attirant l’attention, ce qui aurait permis l’analyse du rituel très protéiforme du « concert d’orgue » ;
  • le bruit comme opposition au silence ordinairement associé aux établissements sacrés, etc.

Esther Assuied et Jean-Baptiste Dupont. Enfin, de dos, mais bon. Photo : Bertrand Ferrier.

La question sonore ne distrait pourtant pas l’ethnologue de son projet que l’on pourrait résumer de la sorte : définir qui joue les orgues – ces trucs bruyants, fascinants, coûteux, surannés, impressionnants, synonymes de chiantise, et comment sont-ils devenus ces gens qui jouent des trucs bruyants, fascinants, etc. L’aspect sexuel, propre aux délices, aux amours et aux orgues, est un élément déterminant, d’après l’enquêtrice, qui frétille en pensant à toutes ces personnes du sexe qui se mettent à apprendre l’orgue sans, désormais, forcément passer par le piano. Le fait est que les hommes auraient longtemps dominé l’orgue (ceux qui suivent nos postes muséaux reconnaîtront une chanson connue, en un mot) ; l’arrivée des femmes pourrait tout changer.
Cela pourrait vexer celles qui sont là depuis longtemps, ou étonner les mâles demandant ce qu’on leur reproche. Une telle proposition pourrait aussi suggérer une étrange réduction des gens à leur bas-ventre, ou feindre d’ignorer qu’orientation et identité sexuelle – si combattue par les gender hystériques – sont deux éléments scénaristiquement moins intéressants, ici, que le copula qui les unit (option évoquée curieusement dans le sous-chapitre « Le goût du vacarme »). Oui, il y a des organistes avec des bites, des organistes avec des chattes, et parmi eux des homos (quel pourcentage ?), des hétéros, des bi et des asexués. Qu’en conclure, hormis qu’organiste peut être, contrairement au prestige dont chaque associé rêve ou au rebours de la mythologie que chaque zozorganiss espère perpétuer, un métier ou un hobby, hélas, presque comme un autre ?

Jean-Baptiste Dupont improvisant. Photo : Bertrand Ferrier.

Encore une fois, de tels débats s’essoufflent dans le contexte. Marie Baltazar ne débat ni ne combat. Elle parle du peu qu’elle a vu. Entendu. Constaté. Invité chez elle. Elle ne prétend pas savoir. Elle pose des questions. Parle de ce qu’elle aimerait. De ce qu’elle croit. Pour quoi elle milite. Objective autant qu’elle peut ; vivante surtout. Elle lève des lièvres puis les repose – ce qui sera toujours préférable aux salopards qui les lèvent puis les butent parce que ce sont, simplement, des p’tites merdes de chasseurs, ces couards qu’il conviendrait d’éradiquer définitivement. Donc Marie Baltazar dénonce, oui, la reproduction de la vieille caste organistique, mais elle ne cherche pas à la prouver. Rien sur les manigances des milieux organistiques, des dévoiements « syndicaux » aux dessous – le terme est bon, je trouve – des concours de grande tribune, sur lesquels ni les témoignages, les évidences ou, même, les articles objectifs ne manquent.
Dans cette perspective, l’on pourrait s’étonner de retrouver Guillou sous la seule accusation d’un anonyme le soupçonnant de ne faire que du braoum (t’as écouté ses interprétations éditées chez Augure, crétin ? bon, alors ferme-la physiquement à tout jamais). De même, l’on pourrait se surprendre en voyant encore évoqué « Jean-Sébastien Bach » ou en lisant des sentences extravagantes – nous n’en ferons point la recension digne du fat, quoi qu’il y en ait quelques-unes – comme « le 32 pieds apparaît de nos jours comme l’aboutissement de l’évolution de l’orgue » (191, gâ ?) même si ce genre de propos, délirant en soi, fait écho au souci d’optimismes de l’auteur :

  • optimisme sexiste (plus de nanas, c’est plus mieux),
  • optimisme quantitatif (plus d’élèves en orgue, ça sauvera les orgues et ça cassera la reproduction ancien-régimiste des mêmes schémas académiques),
  • optimisme chronologique (de toute façon, ce sera mieux demain), qui tranche avec la vraie vie des organistes, même outrageusement talentueuses.

Esther Assuied, le 22 novembre 2019. Photo : Bertrand Ferrier, avec l’autorisation de l’artiste.

Après l’introduction brillante et joyeuse de Philippe Brandeis, patron des chercheurs du lieu mais avant tout hénaurme organiste, les artistes invités par Marie Baltazar répondent à leur manière aux propos fragmentaires énoncés ce soir. Dans une salle dépourvue de la moindre résonance, Esther Assuied ose le « Chant des fleurs » de Jean-Louis Florentz puis les tubesques mais très techniques « Litanies » de Jehan Alain. Jean-Baptiste Dupont, le malheureux et brillant organiste bordelais, confronté à l’impéritie conne, dégueulasse, lâche, stupide et typique de cette ordure d’Alain Juppé et des autorités laissant dégrader son orgue, cingle trois improvisations distinctes :

  • la complétion à la BWV 565,
  • une ondulation brillamment structurée et
  • un parcours magistral sur l’échelle des registrations envisageables en crescendo et decrescendo.

Esther Assuied conclut la fête sur un tube de Grieg qu’elle a elle-même transcrit, rappelant que la musique de l’orgue, c’est

  • de l’interprétation,
  • de l’impro et
  • de la transcription.

Esther Assuied, Jean-Baptiste Dupont et Marie Baltazar. Photo : Bertrand Ferrier.

En conclusion, si vous cherchez un livre sur l’art de devenir le futur titulaire de Notre-Dame, sur l’analyse de la profession d’organiste aujourd’hui, sur la notion d’organiste dans une société en voie de déséglisiation, sur le concept technique d’orgue en 2019 (aucun entretien avec les stars de la facture contemporaine n’est au programme, par exemple), ne lisez surtout pas Du bruit à la musique. Devenir organiste de Marie Baltazar.
En revanche, si vous osez envisager ces questions du point de vue d’une Candidesse essentiellement armée de ses observations de terrain activées au début des années 2000 et réactivées en 2017, habitée par une curiosité sincère, enthousiaste et accessible par son refus d’un rigorisme ou d’une exigence scientifique, foncez : ce livre, animé par de nombreux extraits d’entretiens et par des illustrations diverses, sans complexe et sans concept effrayant, est pour vous !