Marie-Aude Murail, Sauveur : saison 6, l’école des loisirs

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C’est l’histoire de Sauveur, un psy antillais qui

  • ne pratique pas la PNL,
  • a deux portables,
  • beaucoup de patients mais un seul compte en banque au rouge fixe,
  • plusieurs cochons-hamsters d’Inde régulièrement décédés,
  • quatre ou cinq enfants et demi qui ne sont pas tous de lui (ni de sa compagne),
  • un SDF à domicile avec flingue et fusil mitrailleur,
  • un livre parfois de chevet intitulé Pour en finir avec la culpabilité,
  • un coupe-file à l’hôpital du coin pour parler aux comateux et partager du Champomy avec la fille de la Reine des Neiges, et
  • deux oreilles pour écouter, avec professionnalisme ou non, le cœur des gens qui bat plus ou moins fort dans un monde foufou où, comme poétise Romain Didier, « des milliards d’êtres humains se courtisent et se détestent ».

À travers ce cristallisateur, c’est bien le monde-qui-va que Marie-Aude Murail tâche de fixer, elle dont les quasi mémoires viennent d’être rééditées au Livre de Poche, manière de gloire suprême s’il en est. La dame qui écrit toujours a toujours écrit – eh oui – pour fixer son temps. Le sien et celui du monde. Les deux coïncident, parfois. Jamais complètement, par chance : ce décalage, cette dissonance, ce vantail entre les fenêtres, chez cette raconteuse d’histoire hors pair, cela doit s’appeler le regard. Avec cette particularité que l’on ne sait plus, en lisant ses livres soi-disant « pour jeunes lecteurs » (ils le sont à maints égards, donc ils ne le sont pas du tout à maints autres), si c’est ce qu’elle regarde qui nous intéresse, ou plutôt la manière dont elle regarde. J’ai bien ma p’tite idée, mais j’ai claqué quelques travaux universitaires sur le sujet, et j’aime pas trop ressasser.
Restons-en au tentant patent : pétris dans le chaudron du feuilleton et du plaisir de raconter encore et encore une autre histoire, les sujets d’ultra-actualité jalonnent, façon strie d’arbre, le travail d’écriture de la romancière. De même que les top topics de l’année guidaient la série des Nils Hazard, de même les mutations de notre monde, superficielles ou profondes, battent dans sa série « Sauveur & fils », dont la sixième saison vient de pointer le bout de ses moustaches.
Déjà, avant que les vies noires eussent – seules, forcément seules, il convient de décolonialiser la vie, par pitié – de l’importance, le héros – le Sauveur en question – était noir. C’est pas rien. Moderne avec anticipation et persistance, on vous dit.
Ensuite, on trouve tous les signes d’une société mutante

  • dans le roman,
  • dans le cabinet (pas dans les cabinets, assez peu abordés même si on parle de prouts de cochons et d’emmerdes du quotidien) et
  • dans la vie du Sauveur.

Parmi les ingrédients fournissant matière à récit, si des secrets de famille à l’ancienne et, chose rare, une messe de Noël festonnent dans le récit, il y a surtout, sonnant up to date,

  • de la famille recomposée,
  • des ados transgenres (c’est un peu ringard, toutefois : aujourd’hui, on préfèrera les garçons habillés en filles et reprénominalisés, hop, dans une cour d’école non genrée)
  • de l’homosexualité,
  • une femme enceinte d’un homosexuel,
  • un iPhone et
  • de l’écriture inclusif.ve, heureusement à dos.e allégé.e (321).

Il y a aussi

  • le principe décomplexé de la série, à la fois moderne et atemporel eu égard à l’histoire du feuilleton,
  • des punchlines à tire-larigot,
  • des dialogues qui pètent (« – Vous pouvez m’appeler par mon prénom. / – Oui, répondit le docteur qui n’en voyait pas l’intérêt »),
  • des notations qui font toute la différence (« – J’ai faim, dit Grégoire à titre indicatif », 300),
  • une allusion récurrente à JJG (« la famille, c’est ceux que l’on choisit », 306),
  • des intertextes à foison,
  • un souci pédago d’apprendre du vocabulaire avec un récapitulatif à la fin (le texte est quand même publié à l’école des loisirs – le didactisme a donc, hélas, le droit de polluer le plaisir de lire),
  • plein d’animaux (ce qui est toujours bon signe) même s’ils meurent parfois (ce qui n’est jamais bon signe, même si ça permet de découvrir un Léopard),
  • de rares fautes orthotypo (comme ce « Mieux » qui manque de cap, p. 203),
  • des palanquées de répétitions qui contribuent à l’impression de facilité de lecture (par ex. : bien, tout, déjà, et « faire » – au moins huit occurrences pp. 194-195),
  • un parfum de France surannée avec, majoritairement, des noms qui deviennent rare dans les établissements d’enseignement hexagonaux (Grégoire, Gabin, Géraldine, Iris, Maxime, Paul, Lazare, Alice, Ambre, etc. – heureusement, la famille de Solo assure un peu de diversité, appréciée par la quatrième qui se concentre sur Sarah – un des nombreux prénoms bibliques présents dans le livre –, Ghazil Naciri, Kimi le Vietnamien homosexuel, et Jovo le légionnaire armé, comme si l’éditeur avait honte de ce qui sent la vieille et fière France)…

Enfin, le résultat trahit la pérennité d’un talent qui sait se nourrir de l’immédiat pour s’exprimer dans le temps long du récit à suivre. Quels que soient les sujets du moment ou les trépignements agacés que l’on s’attend à manifester devant un univers aussi gentiment consensuel que positif, l’écriture muraillique transforme le glucose en saveur, le sirupeux en gouleyance et la convention en rock’n’roll. L’effet addictif est assuré de main de maîtresse à travers ce bonheur de la sequel, saupoudré de ce qu’il faut de sucre, de guimauve et d’invraisemblances pour nous rendre addict. Ainsi en va-t-il de la jouissance perpétuée que nous offre la fiction populaire… quand elle est maîtrisée avec savoir-faire ET talent. De la sorte, et sans le vouloir, car la polémique n’est pas son fort, Marie-Aude Murail renvoie dans les cordes la double méprise de Nathalie Azoulai, placée dans « Le Monde » des 13-14 septembre 2020, p. 32, selon laquelle « lire un roman a un coût », d’où la victoire des séries, dont la « plasticité virtuose » permet de ne « demander presque aucun autre effort au spectateur que son temps ». La chougne d’Azoulai est grotesque, démontre malgré elle la saga « Sauveur & fils ».
Ce n’est pas la fiction mais la médiocrité autosatisfaite qui dégoûte le lecteur.
Ce n’est pas l’écrit mais le ronflement conventionnel qu’exhalent les « grands romans de la rentrée », cooptés par une petite caste putride, incestueuse et inculte.
Ce n’est pas la série qui le séduit mais la puissance d’imagination et d’écriture dont sont coupables leurs auteurs, surtout quand leur succès et leur carrière leur offrent manière de liberté.
Au contraire, rendre quotidien l’inaccessible, prenant le présent, probable l’impossible, charnel l’abstrait, onirique l’immédiat, et enthousiasmant le pragmatique par le truchement d’une langue maniée avec saveur et science, cela demande le contraire d’un effort. Toutes les entourloupes romanesques, manipulées avec un art du scénario faussement linéaire malgré les cahots, et avec une écriture faussement plane en dépit de ses embardées, Marie-Aude Murail s’en sert depuis près de cent livres, traduits dans plus de vingt langues, avec une délectation qui fait la nôtre. Hélas, on nous annonce que pour raisons familiales, la prochaine saison de la saga ne paraîtra sans doute pas l’an prochain. Évidemment, nous en éprouvons une vive colère, mais c’est le plus beau compliment critique que nous avons à notre disposition.