Marie-Aude Murail, « 2000 ans pour s’aimer » (Bayard Jeunesse)

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C’était il y a presque vingt ans. Autre temps d’une autre époque.
Il y a vingt ans, dans les ouvrages pour jeunes lecteurs, l’on pouvait encore parler au passé simple – cet équivalent du latin pour le français modernisé, au moins sous la plume de Marie-Aude Murail, évoquée par ex. ici, çà et . Seule excuse pour cet outrage à la médiocrité, équivalent des chiffres romains dans les musées français : l’affaire ici narrée, et qui vient de reparaître sous un titre peu pétillant (D’amour et de sang, l’original, swinguait davantage – et c’est quoi, cette vieille astuce qui consiste à utiliser les mots de la fin pour redécorer un ouvrage ? On se croirait dans un film français avec André Dussolier et le petit bonhomme qui rit de Télérama en guise de rosette – ou dans Happy end, à la rigueur, mais c’est pas pareil), commence il y a 2000 ans, en 67 après Jésus Christ, autour de Narbonne.
Cela étant, que les amateurs de niaiserie anodine se préparent à écrire au ministère de l’inculture pour s’offusquer des propos que renferme ce parallélépipède feuillu si peu inclusif. Figurez-vous que, en 67, un peu comme aujourd’hui, on tue des chatons, on achète des esclaves , on viole et on fouette les serviteurs, même dans un roman publié par Je bouquine, magazine peu réputé pour ses scènes SM (le fait que Bayard édite de la piètre musique religieuse sous cette marque ne saurait être qu’une coïncidence, évidemment). En 67, donc, Terentius, maître du jeune Lupus, achète Alba, une esclave de douze ans qui a hérité d’un étrange flacon apporté par Marie de Magdala. Grâce à ce flacon, Alba sauve Terentius de l’empoisonnement. Le miraculé affranchit ses esclaves et les marie. Fade-out.
Le deuxième épisode prend place au « temps des barbares », en 451, autour de Metz. Cette fois, le flacon qui a failli servir à embaumer le corps du Christ, n’eût-il ressuscité trop tôt, est confié à Wulfila, un moinillon (en trois syllabes) capable de fendre le crâne de ses ennemis – des bagaudes, Bayard aimant à plaire aux dames du CDI avec des mots faisant d’époque, à l’instar de la cosmète qui égayait la première partie, ou des dames qui caroleront dans la troisième, etc. Fendre le crâne d’un maraud n’est point doulce chose à faire, il est séant de le stipuler ; ce nonobstant, à cette époque, pas le choix. Sur les chemins, nulle pitié : l’on se peut faire piétiner par des poneys hunniques à titre humanitaire, pour être achevé. Aussi vaut-il mieux, à l’instar de Wulfila, lancer sa hache entre les deux yeux des attiliens afin de ne point avoir la tête tranchée comme une vieille. Wulfila s’offrira une troisième victime avant d’être pointé lui-même… et sauvé par, d’une part, l’amour de Marie, la putain locale, et, d’autre part, le parfum dont l’oindra le frère Clément.
Le troisième épisode se faufile au « temps des merveilles », en 1092. Là, Loup se retrouve au service de Quiterie, épouse d’un méchant châtelain qui n’eut point l’heur de déflorer – trop tard. Non loin, des moines qui ont taquiné les gueuses se voient, comme Quiterie, proposer le parfum de Marie mais sont encore trop tourmentés par la chair pour en maîtriser le pouvoir. Bref, le seul puceau, malgré ses quinze ans (se baigner nu avec une fée, ça ne compte pas, paraît-il), est Loup. C’est donc lui qu’exige le porteur de parfum contre le flacon. Après qu’il a sauvé Quiterie, Loup est ainsi vendu au nébuleux businessman de passage. Sauf que, finalement, coucher avec une fée, ça compte, et le voici impropre à ouvrir le flacon, dont le contenu se met à bouillonner dès que le coquin s’en approche. Libéré du drôle, Loup rapporte le parfum sous forme de caillou au couvent local et finit par épouser la fille de la châtelaine, tandis que l’abbé, lui, se débarrasse du quasi Graal auprès d’un « idiot du village passant pour sorcier ».
Le quatrième épisode explore le temps des sorcières, situé en 1521. Loup est un cagot, donc un fils de lépreux – de lépreuse, en l’espèce, semble-t-il. Dans son monde, on envoie plutôt des pierres avec des frondes dans la face des Autres, mais on peut itou enfoncer des aiguilles bien profond dans le corps des sorcières pour les faire crier et chercher « l’endroit où le Diable a posé son doigt »… en attendant de trouver un prétexte pour les carboniser, évidemment – mais chaque petit bonheur en son temps. Autant dire que l’on ne s’y ennuie pas davantage que par le passé, d’autant que Margot, une sorcière, blonde partant jolie, est sur place. Avec sa mère, elle a récupéré la fiole de Marie de Magdala. Malgré des titres de chapitre bien nunuches (doit-on dire : bien Je bouquine ?), l
a suite montrera que le miracle des flacons a ses limites ; l’amour, non.
Le cinquième épisode s’enfonce dans le temps des rebelles, en 1848. Une rébellion ? Pis : une révolution, Sire ! Lou est à présent une femme, et le parfum déclenche un coup de foudre. L’amour et la révolution – bien avant le film de Yannis Yolountas – s’aideront du pouvoir magique du parfum pour rendre hommage à Hugo et à la beauté des blondes, fussent-elles féministes. Une coda prend place le 1er janvier 2000, où Wolf, Lou et loups se mêlent, dans une circularité bon-odorante d’où émergent de vraies questions comme : « Jusqu’où peut-on fricoter avec une fille de chasseur, mineure et portant particule, quand on a vingt-sept ans ? »
Au final, 2000 ans pour s’aimer est une agréable série de variations sur un même t’aime, déployant à la fois la virtuosité et l’artisanat de Marie-Aude Murail, dans les contraintes fixées par le cadre éditorial mais avec la malice et les trouvailles auxquels ne nous habitue guère le consensualisme niaiseux souvent associé aux romans pour jeunes lecteurs de Bayard issus des productions Je bouquine, ouf. Il est donc heureux que renaisse cette déclinaison cyclique d’une histoire d’amour et de magie dont l’odeur sucrée sait assez joliment se citronner pour ne jamais lasser. Après avoir lu le livre, il faut donc que l’on le loue – mission accomplie !


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