L’Or du Rhin, La Monnaie, 7 novembre 2023 – 2
Nous avons quitté les dieux – et singulièrement Wotan – en plein constat d’impuissance, alors même que le mitan du livret de L’Or du Rhin n’est pas arrivé. Il est temps de passer du côté de leurs challengers.
I.
Les dieux au défi du médiocre
En défiant les dieux, les audacieux devraient renforcer l’autorité de leurs adversaires : qu’est-ce qu’une fourmi devant un mammouth, sinon un faire-valoir de misère ? Pour le suspense, ils pourraient grappiller des miettes du gâteau divin et se rapprocher des dieux en récupérant un chouïa de leur pouvoir qui se défait. Las, il n’y a plus rien à gratter. Le pouvoir est pourri et, même quand on en grignote un extrait, on n’y gagne rien. En revanche, les adversaires des dieux ont bien un effet : ils contribuent à la dégradation des dieux.
D’une part, en effet, le concept même de « dieu » ne vaut plus rien. Le concept est usé, flouté, dégradé. Déjà parce que, on l’a rappelé dans le premier épisode, il existe une foultitude d’ersatz de dieux, allant des des demi-dieux aux proches parents de dieux. Et aussi pare que, si on s’intéresse à ce que recoupe la notion de dieu, c’est effarant : Wotan, le king, est un queutard qui veut kiffer la vibe en tirant des coups tant qu’il a encore un peu d’ascendant ; Fricka rêve platement de ramener le couple à la maison, comme chantaient peu ou prou les fouteboleurs naguère ; bref, aucun des membres de cette caste jadis huppée n’a d’aspiration ou d’inspiration un tant soit peu élevée.
D’autre part, le fait que lesdits dieux affrontent des adversaires médiocres les ensuque un peu plus dans la vase de leur marigot. Ces Excellences Sublimissimes ne doivent-elles pas tour à tour affronter des géants cons comme des serpillières fatiguées puis des nains d’une imbécillité crasse dont le plus malin se transforme en crapaud pour impressionner ses ennemis ? Ben si, tel est leur programme dans L’Or du Rhin. Spoilons l’histoire : à l’arrivée, les dieux gagnent contre les tebê et les minus. Tu parles d’une victoire de prestige, celle qui consiste à châtier des muscles sans cervelle et des gnomes arriérés ! À part une victoire de l’équipe de France devant la réserve de Gibraltar, deux centième équipe mondiale au ranking, déclenchant l’enthousiasme de la presse aux ordres et des sots désœuvrés, on ne connaît guère plus ridicule.
Dans cette perspective, le duo du II entre le superstupide Fasolt (Ante Jerkunica) et le moins stupide mais stupide quand même Fafner (Wilhelm Schwinghammer), les deux géants, témoigne de cette course à la médiocrité qui n’est rien d’autre qu’une course à la mort de la divinité. Sans doute est-ce cette médiocrité rampante qui mortalise, pour ainsi dire, les dieux. Face à un Wotan hors sol, les géants, eux, se contentent de réclamer leur dû. Certes, sans doute à bon droit, le vibrato d’Ante Jerkunica pourra paraître un rien lâche à certains en dépit de la solidité du timbre, mais peut-être cette générosité dans les tenues contribue-t-elle à traduire la fragilité sous-jacente des super maçons. L’employé honnête est toujours à la merci de l’employeur, l’Histoire récente du droit du travail, au Qatar comme en France, est là pour le rappeler. Sans originalité, la mise en scène insiste donc sur le contraste entre le statut mythométaphysique de la clique divine et l’effondrement de leur monde grâce à un canon foireux de la mise en scène actuelle des spectacles lyriques, qui consiste à remplacer les chanteurs par des substituts. C’est une danseuse çà, des comédiens muets là ; ici, ce sont des enfants.
II.
L’opéra au défi de la mise en scène
Après les filles nues, on passe un step dans le doublage avec ces jeunes figurants – habillés, eux – chargés de symboliser les dieux en adoptant une chorégraphie alla Robert Wilson, le rigolo qui a su faire valider l’épouvantable consternation du rien par les plus hautes instances de la Qulture. Alors que les bas-reliefs plantant le décor disparaissent de scène, ces inutiles gamins chantent en play-back. Hors champ, les artistes s’égosillent en bord plateau, côté jardin. On croit sans mérite deviner un sens possible du subterfuge attristant, indiquant que les colosses divins ne sont plus que des enfants – aussi leur voix porte-t-elle moins dans le monde que serait la salle. Cette métaphore un rien sponsorisée par Stabylo-Boss pour Anabrevet a légitimité à agacer pour au moins trois raisons.
- D’abord, elle prend le spectateur pour un imbécile, ce qui n’est pas spécialement agréable, d’autant qu’elle évite toute créativité en copiant-collant des pseudo astuces stupides vues ailleurs.
- Ensuite, elle empêche l’auditeur de profiter de la plénitude des voix, surtout s’il éprouve quelque compassion pour les artistes châtrés par un artisan d’un égocentrisme antimusical (réussi au sens où les bons médias ont parlé de « L’Or du Rhin de Romeo Castellucci »).
- Enfin, elle frustre le mélomane de sa jouissance sonore consubstantielle au projet wagnérien.
De fait, l’option de la sourdine supposément symbolique
- pénalise la musique,
- déséquilibre le dialogue entre l’orchestre et les solistes, et
- égratigne le concept wagnérien non pas de tonitruance mais
- de solidité,
- de construction et
- de vaillance.
Tant pis, semble postuler Romeo Castellucci, pour ceux qui viennent d’abord à l’opéra pour
- le beau,
- le saisissant et
- l’admirable.
Tant pis aussi pour le sens le plus poignant de cette tragicomédie, qui ne dit pas que les dieux ne sont plus rien : ils continuent substantiellement à être des dieux, c’est-à-dire des gens qui ne glandent rien que leur bon vouloir, mais leur efficience s’est délitée. En privant les dieux
- de leur voix,
- de leur corps et
- de leur présence,
les mises en scène simili nietzschéennes laissent penser que Richard Wagner interrogeait la puissance des dieux, alors qu’il semble davantage interroger le concept de dieu : pourquoi, avec la même posture, un puissant devient-il impuissant ? Si sa posture n’est plus que celle d’un enfant-prophète feignant de parler à la place du dieu, sa faiblesse s’explique. C’est fâcheux, car ce qui est fascinant dans la dramaturgie du Ring, infiniment moins géniale que sa réalisation musicale, c’est
- l’inexplicable,
- les béances scénaristiques,
- les incohérences.
Montrer les dieux comme des enfants dénoue ce fil en sus de gâcher la beauté de l’œuvre. En ce sens, la prééminence de la mise en scène sur l’exigence musicale est un double non-sens. D’une part, l’opéra préexiste au metteur en scène, ce qui devrait l’inciter à un tantinet de modestie. D’autre part, l’opéra présent pose une tension beaucoup plus forte que celle qui est montrée : si le dieu est impuissant en dépit de sa puissance symbolisée par sa voix, son impuissance est d’autant plus espantante. S’il est impuissant juste parce que, bon, c’est un enfant et on l’entend moyennement, tout est dit, pourquoi aller plus loin ?
Se concrétise ainsi une tendance malaisante de certains metteurs en scène à faire les malins, les Messieurs Spoil pour être précis. L’idée ? Puisque beaucoup de spectateurs savent comment ça va finir, montrons-le d’emblée. Cette anticipation-clin d’œil est débile. Oui, on sait que ça va finir par un barbeuquiou où une garce crame sa jument alors que l’animal n’est pour rien dans ses pulsions suicidaires mais, si on revient voir le bintz, c’est aussi pour se laisser à nouveau pécho par l’histoire, pas juste pour sourire d’un air entendu en voyant l’anticipation dans les premières minutes de la Grande Journée. Romeo Castellucci déflore la chute et s’abstient de raconter l’affaire petit à petit. Quel dommage, boudu, quel dommage !
À suivre…