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Agostino Carracci, « Triple portrait : Arrigo le poilu, Pietro le fou et Amon le nain » (détail, vers 1600). Photo : Rozenn Douerin.

 

Les poètes théologiens de DouSSeur de vivre le stipulaient avec leur célèbre délicatesse :

Dieu a voulu t’aimer.
C’est pour ça qu’il t’a fait
Avec de la terre glaise.
Ça, c’est pas des foutaises,
C’est dit dans la Genèse !

Hélas, au dix-neuvième siècle, cette conviction, déjà fragilisée par le scepticisme des Lumières, est à nouveau effritée par un faisceau concordant d’ennemis :

  • la découverte de mondes inconnus suscitée par les nouvelles expéditions scientifiques,
  • la reformulation des problématiques écologiques liée au développement d’un monde préindustriel, et
  • l’écho formidable rencontré par les théories darwinistes.

Ces agressions contre une génétique stable et plutôt flatteuse (Dieu a créé le monde en six jours et, à la fin, il a claqué son chef-d’œuvre : l’homme) entraînent un triple questionnement dont nul être sensé n’est censé faire l’économie. Dans ce bouillonnement, trois plans se superposent. Ils sont

  • ontologique (l’homme est-il un animal comme un autre ?),
  • théologique (Dieu a-t-il vraiment créé quoi que ce soit ?) et, ce n’est pas rien,
  • situationnel (l’homme et l’Occident sont-ils au centre du monde, de l’Univers et du temps ?).

 

Photobombing devant « Après le déluge » (détail, 1864) de Filippo Palizzi. Photo : Rozenn Douerin.

 

Dans ce contexte, l’exposition « Les origines du monde. L’invention de la nature au dix-neuvième siècle », fomentée par l’ex patronne du musée devenue grand manitou du Louvre, avec la collaboration du Muséum d’histoire naturelle et du Musées des beaux-arts de Montréal, semble résolument plus tournée vers une problématique d’Histoire des idées que vers un questionnement artistique.
En réalité, une telle dichotomie est illusoire. D’une part, en effet, une grosse production picturale s’est développée autour de la redécouverte du monde. D’autre part, c’est la notion d’art elle-même qui est irriguée par le bouillonnement de découvertes, d’ébaubissements et de reformulations religieuses sur trois plans :

  • la teknè (on a besoin du savoir-faire des artistes pour saisir les nouvelles découvertes),
  • la sophia (en dehors de l’aspect fonctionnel de la fixation d’un objet, d’un paysage ou d’un animal, l’art pictural est investi d’une quête du sens proposant des pistes de sagesse à ses spectateurs), et
  • l’ipséité (comme la nature, l’art ne peut rester intact devant un tel foisonnement et, par sa participation au débat commun, joue donc, aussi, sa propre évolution).

 

Entourage de Conrad Meit, « Adam et Ève » (détail, marbre, première moitié du seizième siècle). Photo : Rozenn Douerin.

 

L’exposition adopte donc une perspective anthropologique assez large, qui pourra donner au choix une impression d’ouverture ou, à mesure des salles, de vrac un brin fourre-tout. L’affaire s’engage sur la base : la Genèse, l’Arche de Noé, Adam et Ève, le Paradis perdu… La multiplicité des pièces ici rassemblées (peintures et sculptures) et leur diachronicité (œuvres échelonnées sur plusieurs siècles) brouillent le message mais visent à présenter des mises en image à la fois cohérentes et spécifiques d’une même matrice considérée, selon les époques et les esprits, comme

  • historique,
  • mythologique ou
  • purement métaphysique, donc valable d’un certain point de vue même si la contredit la science, elle-même souvent relative.

Plus que l’homme, les animaux se taillent la part belle pour au moins trois raisons :

  • leur variété rappelle la créativité illimitée de Dieu ;
  • leur présence généreuse, qui vire parfois au catalogue, tend à valoriser l’unicité de l’humain ;
  • leur évocation picturale en fait des jointures plus que des frontières entre
    • la recension scientifique des espèces (ce qui rend humain l’homme est censé être sa capacité à nommer les autres espèces),
    • la connaissance toujours fragmentaire de l’environnement et
    • l’interrogation sous-jacente de la divinité, manifestée par l’infinité des espèces habitant la planète.

 

Agostino Carracci, « Triple portrait : Arrigo le poilu, Pietro le fou et Amon le nain » (détail, vers 1600). Photo : Rozenn Douerin.

 

Rien de secouant à admettre que, dans les beaux-arts comme ailleurs, la Genèse a longtemps fait figure de matrice dont la narration a permis d’appréhender le monde (au point, parfois, de contraindre le monde à cette seule explication). Toutefois, il est intéressant de voir déclinée cette idée de matricialité polysémique sur plusieurs plans.
Ainsi des déclinaisons de l’eau : avant que des scientifiques y voient l’origine de la vie, elle avait déjà cette fonction amniotique dans de nombreuses peintures. Dans La Pêche au corail, peinture sur cuivre de Jacopo Zucchi, qui est aussi une allégorie de la découverte de l’Amérique, c’est clairement par l’eau que l’homme réinvente le monde déjà créé par Dieu quand il sépara la terre des eaux.

 

Jacopo Zucchi, « La Pêche au corail » (Allégorie de la découverte de l’Amérique), vers 1630. Photo : Rozenn Douerin.

 

Il est patent que la fascination pour les mondes

  • découverts par la mer,
  • marins,
  • voire sous-marins

n’a pas attendu le darwinisme pour inspirer les artistes. Par exemple, en 1769, les pinceaux d’Anne Vallayer-Coster s’extasiaient devant des coquillages, connus ou rares, dont formes et couleurs sont à la hauteur des sèmes accumoncelés dans les titres et descriptifs : spongiaires, gorgones, panaches et lithophytes composent des natures mortes tirés des cabinets de curiosité, mais dont la vivace composition est plus un éloge du vivant d’ordinaire invisible qu’une étude académique figée.
La profusion plastique, manifestée par la pyrotechnie de

  • formes,
  • nuances chromatiques et
  • tailles, notamment,

est renforcée par l’agencement rigoureux de conques nébuleuses et d’autres créatures marines tout aussi énigmatiques. La banalité officielle des sujets est transcendée grâce à l’association entre deux effets artistiques : l’effet de réel (« c’est vachement bien peint ») et l’effet de mystère (« ça existe, ça, en vrai ? mais c’est quoi, exactement ? »).

 

Anne Vallayer-Coster, « Panaches de mer, lithophytes et coquilles », 1769. Photo : Rozenn Douerin.

 

L’hypothèse d’une double matricialité, historique (les six jours de la Création ou le big bang) et géographique (maritime, par ex., ou continentale), a l’avantage de postuler une origine du monde, c’est-à-dire un moment où la diversité du monde était saisissable. Jusqu’au dix-neuvième siècle, il semble que fascine moins la possible diachronicité (en l’espèce, l’évolution des espèces vivantes) que la profusion synchrone. Les grandes explorations dites scientifiques ajouteront bientôt de la confusion à cette profusion dont témoignent les « cabinets de curiosité » dont Laura Bossi – neurologue, historienne des sciences et commissaire générale de l’exposition – rappelle les trois axes :

  • naturalia (objets naturels),
  • artificialia (produits manufacturés de main d’homme) et
  • mirabilia (trucs carrément zarbi).

Or, les artistes paraissent prendre plaisir à interroger la catégorisation de ce qu’ils représentent. Ainsi, la notion de nature est impactée par la capacité de l’homme à inventer, au sens de découvrir, des mirabilia. En tentant de contrôler un paysage végétal, l’homme est aussi co-acteur de la nature peinte, qui se déprend pour partie de son naturel. En se référant

  • à des plantes,
  • à des animaux et
  • à des hommes à la conformation inhabituelle,

voire en interrogeant la limite de l’humanité grâce à l’observation artistique de la sensibilité des singes, les tableaux jointoient des catégories d’éberluement qui semblaient jusque-là aisées à distinguer – c’est le cas de ce tableau où le blanc de l’œil donne une présence puissante à cette tortue de la Ménagerie royale de Versailles, alors que la perspective choisie la fait paraître hénaurme au regard des pêcheurs (tableau intégral disponible ici).

 

Nicasius Bernaerts, « Tortue sur un bord de mer avec trois pêcheurs » (détail), 1668. Photo : Rozenn Douerin.

 

Ce projet de découverte gourmande d’une nature inconnue n’est évidemment pas neuf. Dès le dix-huitième siècle, des merveilles de la nature comme l’hyperrésistante Clara-le-rhinocéros deviennent des must be seen qui fascinent aussi les peintres. Bientôt, singes et kangourous passionnent certains artistes. Les végétaux ne sont pas en reste – à titre d’exemple, Michel Garnier saisit ainsi avec habileté prunes et dattes. Le mouvement se poursuit au long des ans : autour du deuxième tiers du dix-neuvième siècle, le succès de Zarafa-la-girafe incite peintres et aquarellistes à s’intéresser à son cas. Fors le plaisir exotique de la nouveauté,

  • stupéfaction devant ces créatures inadaptées au petit monde européen,
  • découverte d’un pan du vivant impensable jusqu’à présent et
  • étonnement face à l’adaptabilité du vivant – donc à la plasticité de la notion de création, qui renvoie a priori à une immobilité,

obligent à remettre en cause des certitudes philosophiques, religieuses et même scientifiques. La structure même de notre perception du vivant et de la planète peut se retrouver ébranlée par l’effet entraîné par la découverte de ces créatures extraordinaires. Informatif ou fortement chargé d’imaginaires, l’art participe à la diffusion de ces fascinations devant une complexité peu soupçonnée.

 

« La première girafe de France » (détail), diorama anonyme, vers 1830-1845. Photo : Rozenn Douerin.

 

Toutefois, il est à noter que, au fil des pièces présentées, le visiteur sera vite insatisfait par la dichotomie proposée supra, entre informationnel et imaginaire. Celle-ci a beau rassurer l’analyste en postulant la possibilité d’une représentation objective, son caractère illusoire finit par voler en éclats.

  • La composition d’un tableau,
  • les rapports de taille entre ses éléments – vivants ou non – et
  • les postures des vivants représentés

trahissent une mise en signification qui est, au fond, doublement au centre de l’exposition :

  • où s’arrête le travail de description picturale, où commence la puissance de la création ? et
  • est-ce la nature qui est fascinante ou l’observation de l’humain qui lui attribue cette qualité dont elle serait, en soi, dépourvue ?

Ainsi, l’observation des animaux en captivité et leur représentation via des aquarelles d’une finesse étourdissante – par Jean-Charles Werner, par exemple – vont au-delà du saisissement quasi scientifique d’un spécimen tant leur attitude ou leur expressivité peut contribuer à rendre l’animal touchant, amusant, effrayant, etc., bref, humain. En ce sens, la bouille du sajou cornu est sans doute le phare qui éclaire l’exposition ; mais les félins d’Eugène Delacroix ne manquent pas de saisir le visiteur – notamment son projet furieux de « Chasse aux lions », où

  • le mouvement,
  • l’explosion de couleurs et
  • la rugosité d’une représentation dépassant le figuralisme du « Puma »

fait merveille et permet presque d’oublier la connerie qu’est la chasse. Quelle judicieuse idée d’intégrer cette esquisse au milieu de tableaux finalisés !

 

Eugène Delacroix, « Chasse aux lions » (esquisse), 1854. Photo : Rozenn Douerin.

 

En somme, bien qu’elle s’intéresse officiellement aux origines du monde et aux représentations de la nature, l’exposition n’hésite pas à s’attarder sur des interrogations plus proches de la Genèse (l’homme est-il supérieur aux animaux par décret divin ou par sa nature ?) que de la génétique. Certaines œuvres s’amusent même de l’anthropomorphisation de monstres exotiques, telle cette « lionne jalouse » de Paul Meyerheim (1890), qui rugit et tend la patte quand l’accorte dresseuse grattouille la crinière d’un mâle amusé.
C’est bien à une réflexion sur le regard, pour ainsi dire, que nous invite le musée d’Orsay. Dans quelle mesure la façon dont je pose mon regard sur ce que j’observe impacte-t-il ma perception de l’objet observé ? Quand Johann Moritz Rugendas représente un « Arbre géant dans la forêt tropicale brésilienne » ou des « Indiens dans la forêt vierge » (1830), glisse-t-il à son pied des indigènes minuscules pour nous donner une idée de l’immensité du végétal… ou de la petitesse de ces sauvages ? Quand Eduard Ender représente deux
explorateurs fourbus mais chic dans la jungle, invente-t-il une situation par ouï-dire ou signe-t-il une tentative d’appropriation de la nature par l’homme occidental ?
Une fois de plus, la volonté de distinguer ces deux pans – la réalité et son réinvestissement artistique – est vouée à l’échec. Il n’y a pas – ou il n’y a que rarement – la rigueur brute d’un côté et la fantasmagorie de l’autre ; il y a plutôt une appropriation aux proportions variables d’un nouveau réel par un art établi… et sensible aux modes. Ainsi l’aquariomania inspire-t-elle Gustave Moreau pour envelopper Galatée dans les merveilles d’un monde sous-marin pour le moins imaginaire…

 

Gustave Moreau, « Galatée » (1880). Photo : Rozenn Douerin.

 

Dans le déroulé de l’exposition, cette volonté de faire rencontrer mythes anciens et nouvelles passions dialogue avec le travail d’un Eugen von Ransonnet-Villez qui, plongeur et artiste (entre autres), revendique manière d’objectivité dans ses descriptions de paysages sous-marins glanés dans « les fonds aquatiques de Ceylan, de la mer Rouge, du golfe d’Aqaba et de la côte dalmate », tout en proposant de charmantes huiles sur toile donnant à voir une vie aquatique paisible et colorée. De même,

paraissent davantage explorer le monde qu’en questionner les origines. Néanmoins, elles illustrent bien la nouvelle appréhension artistique de la nature, dans la mesure où elles déploient les possibles d’un monde multiple où la place de l’homme (minuscule devant les flots de lave) ou de l’animal (ours surplombant un paysage semblant fondre dans « Au-delà de l’homme » de Briton Riviere, 1894) est comme  convoquée par une prise de conscience tacite.
Dès lors, la découverte de forces cosmiques objectivées par les paysages peut,  au choix, selon l’inclination ou à la guise des imaginaires, inspirer
l’effroi sacré devant l’immensité de la Création qui nous dépasse, ou la conscience – terrible et lucide – de l’impuissance humaine, fût-elle tamisée par

  • une foi cosmogonique rassurante (je ne maîtrise pas le monde mais j’ai l’illusion d’en connaître l’organisation donc d’y pouvoir vivre),
  • l’intercession transcendantale (je ne maîtrise pas le monde mais, par mon juste comportement et ma prière, je peux espérer que Dieu m’aide à y vivre) ou
  • le rêve d’une parfaite intelligibilité scientifique (je n’ai pas de prise sur le monde, mais j’ai l’impression que, en le connaissant objectivement et en découvrant quelques règles de fonctionnement, j’y peux mieux vivre).

 

John Brett, « Glacier de Rosenlaui », 1836. Photo : Rozenn Douerin.

 

Partant, l’exposition chemine vers l’expression d’une nature sinon systématiquement inquiétante, du moins rendue à une démesure d’autant plus folle que sa découverte paraît ne point avoir de fin. La virulence des éléments, pour ne pas être une nouveauté picturale (le Déluge portait son lot de terreurs aquatiques que la bonté divine n’adoucissait guère !), prend une dimension existentielle. L’épiphénomène explosif devient

  • exemplum au sens de prescience d’une fin possible,
  • surlignement de la fragilité humaine face à ce qui le dépasse,
  • incarnation de l’interrogation proprement humaine relative à sa fin individuelle et collective.

Selon cette approche, il conviendrait de ne plus distinguer l’homme et les éléments, ni même les éléments entre eux. L’intégration de la nature à la représentation du monde dix-neuvièmiste se présente pour partie comme une méditation aux accents romantiques sur la fusion entre l’homme et le cosmos.
Or, cette interrelation globale, qui pourrait insuffler une hybris monumentale, sonne aussi comme une dépossession fondamentale. Alors que la foi univoque en un dieu créateur pouvait donner l’impression à l’homme de posséder et de contrôler l’univers, voici que les remises en question scientifiques portent de sérieux coups de canif dans la carapace de cette douce illusion. Violence monumentale !

 

Joseph Mallord William Turner, « Tempête en mer avec une épave en feu », 1840. Photo : Rozenn Douerin.

 

L’imaginaire artistique s’empare de ce désarroi avec une grande fécondité. En témoigne la réappropriation rêvée de la préhistoire. L’un de ses héros, Paul Jamin, représente par exemple « La Fuite devant le mammouth » en 1885. Il développera par la suite la veine des Néendertaliens affrontant une nature pour le moins hostile – comme pour se rassurer sur la capacité de la société, solidement établie depuis ces temps sombres, à domestiquer les violences climatiques, animales ou aléatoires. En 1906, René Rousseau-Decelle pose lui aussi une autre promesse rassurante : celle d’une « Famille préhistorique » qui fait la fierté de La Roche-sur-Yon, c’est dire, et laisse entrevoir l’éternité puisque cette représentation étaye l’idée que le temps ne fait rien à l’affaire : comme chacun sait, la bonne famille, c’est

  • fécondité,
  • femme au foyer et
  • virilité.

C’est souvent cet aller-retour entre l’hier et l’aujourd’hui qui est souligné par les tableaux choisis pour cette exposition. Comme le montre avec ironie Paul Meyerheim dans son « Banquet darwinien préhistorique » de 1865, où les singes finissent un gueuleton dans un drôle d’état très humain, la réinvention du passé propose conjointement deux idées antithétiques :

  • une idée de progrès, sous-jacente à celle de civilisation (on est quand même mieux, hein, à notre époque !), et
  • une idée de pérennité (les vraies valeurs ne changent jamais).

Ainsi, moins que l’origine de la société humaine, les peintres sélectionnés ici évoquent, à travers la préhistoire, la société qui leur est contemporaine, ses doutes, son autoconviction de perfection – qu’elle soit de droit divin ou scientifique – et son désir de continuation à l’identique.

 

Paul Jamin, « Rapt à l’âge de pierre », 1888. Photo : Rozenn Douerin.

 

En somme, l’ensemble des interrogations ne mène guère aux origines historiques, sociales ou théoriques – c’est-à-dire reconstituées par la religion chrétienne ou l’autre religion qu’est la science. Il conduit plutôt vers l’ontologie de l’homme. Les secousses qui ébranlent l’apparente évidence d’une nature – artificielle – constituant l’homme comme animal social, pensant et supérieur participent d’une anthropologie oscillant entre rationalité et philosophie, objectivité et exégèse, constat et analyse.
Ces évaluations de l’humanité de l’homme forment une sorte de synthèse des questionnements évoqués depuis le début de cette notule. Artistiquement, elles s’articulent selon trois pôles :

  • quelle place pour l’homme dans la nature ?
  • quelle particularité de l’homme au regard des autres formes d’animalité ?
  • comment passer la suite de son Histoire alors que ses origines suscitent des fois si différentes, si assurées et si divergentes ?

Loin de s’égarer dans des élucubrations verbeuses, les peintres saisissent l’humain dans l’animal – et pas que chez le singe – et l’animal dans l’humain. Le brio technique des artistes leur permet de toucher directement celui qui regarde leur œuvre et, par cette émotion, de prolonger les interrogations dont est porteur tout être un peu fréquentable.

 

Gabriel von Max, « Singe devant un squelette », vers 1900. Photo : Rozenn Douerin.

 

À chacun de méditer en goûtant

  • la virtuosité technique,
  • la subtilité chromatique,
  • le savoir-faire dans l’agencement du tableau et
  • l’émotion que l’art est susceptible de dégager, que ce soient
    • le plaisir de la contemplation d’une belle créature,
    • la mélancolie à cause de son inadaptation à notre monde,
    • le malaise devant le sort réservé à ces êtres,
    • la tristesse égotiste devant l’emprisonnement de l’animal faisant miroir sur nos propres manques de liberté, whatever.

 

Gustave Courbet, « L’Origine du monde », 1866. Photo : Bertrand Ferrier.

 

L’exposition peut alors s’achever en présentant, de façon cursive, trois pistes artistiques prolongeant l’aporie des origines :

  • le syncrétisme associant l’homme à l’animalité – ainsi du « Minotaure » peint en 1885 par George Frederic Watts, réinvestissant le mythe à l’aune des questionnements de l’époque, ou des Centaures revivifiés dans un combat sans merci par Arnold Böcklin en 1873 ;
  • la mise en image des concepts scientifiques en vigueur tel l’effrayant questionnement de l’hérédité croqué par Edvard Munch en 1906 – le titre anglais, « Woman with Sick Child. Inheritance » en dit plus long que son florilège français ;
  • l’abstraction d’un réel illusoire, insatisfaisant et dépassable grâce à, par exemple,

    • l’exploration de nouveaux espaces artistiques libérés d’une retranscription imitative du monde,
    • l’interrogation du monde par sa géométrisation et
    • la mise en images de spiritualités multiples, de la théosophie à l’hindouisme.

 

Wassily Kandinsky, « Sans titre (Déluge) », 1914. Photo : Rozenn Douerin.

 

L’origine de nos mondes et des autres est-elle divine ? Est-elle renouvelée à chaque fois que naît un homme, c’est-à-dire quelqu’un qui découvre ce qui l’entoure, donc l’invente ? Est-elle une hypothèse réconfortante si l’on imagine que, dans la mesure où elle n’a jamais été que théorique ou cosmique, elle laisse supputer que l’homme ne peut détruire ce qu’il n’a pas créé ?
Par la diversité des pièces ici rassemblées, l’exposition permet à la réflexion et à l’émotion de baguenauder en contemplant des méduses, des roches, des squelettes, de jolis nanimaux, des paysages, des mythes, des imaginaires intérieurs, des âmes et des humains mutants. Sa profusion est-elle çà et là confusion ? C’est une évidence. Cela messied sans doute à une approche scientifique, rigoureuse, précise et définitive du sujet mais réoriente l’objet de la visite : point de vision encyclopédique, plutôt une proposition large, généreuse, où chaque visiteur est susceptible de piocher de quoi le captiver – saluons les petits éléphants verts, posés sous de nombreux tableaux, qui permettent de stimuler finement la curiosité des jeunes.
En conséquence, l’on peut ignorer l’argumentaire un brin pupute écolo sur l’homme et le respect de la nature (Laurence des Cars a souvent eu à cœur ce genre d’approche bien-pensante, et cela lui a réussi) pour se plonger avec appétit et plaisir dans cette dizaine de salles, malgré le retour des foules – lors de notre visite, il fallait attendre pour voir les tableaux, ce qui n’arrivait plus depuis l’instauration des jauges, ô scandale ! Le cerveau regrettera le manque de rigueur ; l’œil jubilera devant la diversité des pièces et le questionnement multiple mais important qui le sous-tend.
Seul vrai regret, comme souvent à Orsay : l’éclairage est souvent catastrophique, empêchant de profiter des tableaux sous verre que constellent des points verts impatientants, quel que soit l’angle choisi – ou permis par la presse. Après le ticket d’entrée, cet inconfort est le prix à payer pour une exposition dont un curieux saura profiter avec plaisir.

 

Hilma af Klint, « Éros n°1. Group 2. Séries WU (Rose) ». Photo : Rozenn Douerin.