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James Tissot, « Bal sur le pont (The Ball on Shipboard) » (1874). Photo : Rozenn Douerin.

Les migrants sont un sujet chéri des grrrandes expositions du Petit Palais. Après « Les Hollandais à Paris », voici « Les impressionnistes à Londres. Artistes français en exil », couvrant, en gros, la période 1870 – 1910, cumulant les chefs-d’œuvre, proposant une déambulation à la fois spacieuse et éblouissante, et évitant de répondre à la question de base : « C’est quoi, un impressionniste ? »
Ce sera, à peu près, le seul regret, pas négligeable, de cette exposition associant huiles sur toile, dessins à la plume, gravures à l’eau-forte, marbres, terres cuites, photographies et documents audio pas idiots, joliment présentés dans des cabines à l’ancienne.  La problématique consiste à examiner ce que, en dépit de leurs différences, les artistes français (en général) ont pu produire lorsque l’exil leur parut préférable (mais notez bien qu’eux n’en tirèrent aucun orgueil, pas comme ce couard charlot De Gaulle). Puis la question s’enrichit en examinant ponctuellement le regard croisé d’artistes autochtones traitant des sujets proches, voire d’artistes venus à Londres par curiosité (Monet) voire encore d’artistes venus rendre hommage à des artistes venus à Londres par curiosité (Derain). Cet élargissement du spectre pictural charme le visiteur sans tout à fait satisfaire celui qui s’attendait à une exposition correspondant au titre et au sous-titre précis annoncés.

Frappe au début de l’exposition, quand l’exil est frais, la beauté de la déchirure. Car, c’est un stéréotype, l’art se délecte de la ruine, qu’elle soit de l’âme, des pierres ou des corps. Placé sous le signe de de la partition, du schisme interne et externe « Les impressionnistes à Londres » se délecte de cette thématique, qu’elle se traduise par un climat de désolation, par des scènes de misère ou par des représentations de la désolation. Pauvreté, rationnement, saccages sont sublimés par des pattes faisant miroiter la beauté du pas-grand-chose ou du plus-rien. Gustave Doré et Ernest Meissonier croquent le siège de Paris, Isidore Pils se délecte de la colonne de Vendôme renversée, Henry Dupray et René Gilbert saisissent par la masse et la perspective le rationnement lié au bombardement, Jean-Baptiste Corot transforme Paris en un paysage dévasté par l’incendie  que Frans Moormans concentre sur un Hôtel de ville éventré ; Charles-Joseph Beauverie nous introduit, par son dessin à la plume, dans les ruines fascinantes de l’escalier des appartements du préfet et dans les ruines des Tuileries. Qu’elle soit impressionniste (suggestions, estompes, silhouettes versus traits de détail) ou ultraprécise, la démonstration technique des artistes se double d’un sens du cadrage qui avive la force évocatrice des objets transcrits sur toile ou papier. Dans la perspective d’une exposition sur l’exil, cette mise en beauté du résidu, entendu comme ce qui fut grand mais n’est plus, résonne comme manière de prosopopée autobiographique chez des artistes dont on s’amuse, pour ainsi dire, à imaginer qu’ils saisissent autant les états du bâti que la déréliction de leur âme.

En sus de la capacité à créer un effet de réel saisissant, les plus belles toiles et gravures ici présentées captent l’intérêt par leur souci d’impressionner le visiteur, au sens d’imprimer sur lui moins un lieu qu’une atmosphère. Celle-ci peut s’exprimer par un travail sur la composition, la couleur et le chromatisme, comme quand le Hollandais Siebe Johannes Ten Cate capte la place du Carrousel en l’enveloppant d’une fumée triste, de l’étonnant oxymoron que forment des ruines majestueuses, et d’une pluie londonienne quoique made in France. Son « tour de force » (en français dans mon texte) s’accompagne d’un floutage des silhouettes, y compris de celle des deux chiens qui courent sans but apparent, comme si la destruction engendrée par les soubresauts politiques avait aussi effacé une partie de l’identité des autochtones.

De telles impressions contrastent avec les tableaux de 1871 que Claude Monet peint à Londres. « Hyde Park » esquisse une sorte de de contre-zoom immobile, l’artiste semblant éloigné de tout, surplombant presque des arbres automnaux, de grandes étendues de chemins et de pelouses, et des silhouettes de couples, imprécises autant que fragiles. Poursuivant cette veine quasi nostalgique, en tout cas dégagée d’une franche affirmation du réel, la « Méditation » de Camille Doncieux, aka Mme Monet, réussit à la fois à saisir le regard perdu du modèle et à perdre le regard du visiteur dans un décor profus en motifs hypnotiques et dégradés de couleurs tamisées. La capacité du peintre à rendre la lumière et à lui donner du sens séduit et absorbe aisément le promeneur du Petit Palais.

Le travail sur la couleur, la composition et la forme permet alors de construire une représentation captivante de la nature ou, plus précisément, de l’homme face au paysage, motif récurrent des réalisations présentées ici. La banalité relative des sujets se dissout dans un traitement chromatique d’une richesse exceptionnelle. Ainsi, la Tamise inspire à Charles-François Daubigny un tableau de fin de jour proprement grignoté par un vide palpitant ; et le même ne craint pas la provocation en intitulant « La cathédrale Saint-Paul » un tableau où l’on ne voit presque pas ledit monument, happé par le brouillard. Par-delà les scènes de genre, superbement réalisées, l’artiste semble prendre goût à faire art en déjouant le regard, en l’obligeant à errer soit dans un rien apparent, soit dans un quelque-chose quasi invisible.  Camille Pissarro, à sa manière, fait écho à ce penchant en reléguant l’objet du tableau – tel que le college de Dulwich – au second plan, créant ainsi une mise à distance qui secoue l’apparente simplicité du projet. Saute alors aux yeux non pas le monument qui est représenté mais le regard de l’artiste, car ce qui sépare l’édifice du premier plan n’est autre que ce que l’on pourrait appeler le point de vue, ici rendu sensible, concret, physique, par l’éloignement, l’insertion d’un arbre, de la nature, de silhouettes, d’un lac, de reflets et, enfin, du college fraîchement bâti.

La peinture de Pissarro semble volontiers repousser les sujets du tableau en arrière-plan. Autrement dit, c’est d’abord l’environnement, donc la distance, que le peintre nous donne à saisir. L’enneigement ensoleillé de Fox-Hill capte un plan d’ensemble peuplé de petits détails (la maison qui fume, la silhouette à chapeau qui progresse, les dames qui viennent vers nous), comme « Sydenham » rythme l’espace libre de l’avenue avec ombrelles, calèche, arbres, bordures et maisons. De la sorte, le tableau frotte, plus qu’il ne confronte, le pérenne (la voie et l’architecture) avec, d’une part, l’éphémère (le passage des gens) et, d’autre part, le cosmique (le temps qu’il fait). Scène de genre ? Assurément ; mais surtout vignette narrative, concentré de contradictions entre mouvement et statisme, saisissement d’un instantané qui donne matière à récit car la palette de l’artiste transforme le non-dit en spectre lumineux spécifique. En ce sens, la technique de peinture elle-même est significative puisque, il faut bien le pointer, de loin, tout est clair alors que, de près, les détails se dérobent – d’où le choix de l’artiste de proposer un grand angle plutôt qu’une minifocale. C’est l’association entre lisibilité, force d’évocation et relâchement maîtrisé de la précision qui, dans ces masterworks, nous ébaubit le plus.

Car, admettons-le, la puissance de l’impressionnisme est de cumuler la science de la représentation et l’ambiguïté du rendu. Cela rend même admirable des tableaux de propagande représentant des gens répugnants comme des impératrice et autre prince impérial, représentant de ces profiteurs éhontés, vivant à fortune, ça veut rien dire mais j’aime bien, et sans raison sur le dos du peuple. Ainsi James Tissot, formé à la meilleure source, diffracte son tableau en hommage au duo impérial, assez ridicule, pour offrir au visiteur une peinture où les pantins superfétatoires sont cantonnés dans leur petit coin, tandis que la vie (la végétation automnale, le chien, les silhouettes) paraissent remettre ces nigauds à leur juste importance – peanuts, donc. Cette vitalité d’une œuvre qui dépasse le projet officiel transcende les catégories artistiques. La Flore de Jean-Baptiste Carpeaux, joliment mise en valeur par la scénographie de l’exposition, répond certes à la commande de l’Académie royale anglaise sur le thème du printemps, mais elle exprime bien plus que le « gentle spring » exigé. La précision du rendu est un concentré d’énergie rayonnant qui emporte le regard, séduit et emporte le visiteur – ou au moins moi, ce qui, à mes yeux, n’est pas si négligeable, non  mais.

C’est cette passion pour la vie et son dépassement par l’art qui anime l’un des peintres les plus intéressants exposés ici, l’Italien Giuseppe de Nittis. Sa « National Gallery » croque des Anglais très chic quoique « de toutes conditions », stipule la notice. Le tableau s’amuse d’un panel d’expressions et d’attitudes que le talent du peintre croque avec une gourmandise non feinte. Le même sens de la foule, de la profondeur et du mouvement irradie dans « Piccadilly », déplaçant simplement le procédé du défilé des pékins dans une température plus frisquette et une voie moins stabilisée. Une fois de plus, on est ébloui par le rendu des corps (les chevaux !) et des moues (la fillette !), exigeant excellente composition d’ensemble, science de la silhouette, maîtrise des masses, capacité à rendre le flux et puissance de la couleur – le jaune qui scintille autour de la calèche produit un effet remarquable. La richesse de ces tableaux, qui fonctionne aussi grâce à une certaine pauvreté dans le lointain (lampadaires à peine esquissés, ombres grossières) afin de suggérer la grandeur de cet espace ; dire que cette étape soutient l’intérêt de la visite serait, on l’aura peut-être subodoré, un euphémisme.

Aux quatre stratégies évoquées supra – couleur, cadrage, profondeur, mouvement – s’ajoute une cinquième : celle de la peinture narrative, chère à James Tissot. Cette fois, l’artiste saisit un instant que le titre du tableau, en forme de légende, rend sapide. Visite des provinciaux, bavardages intempestifs au moment d’un interlude violonique, petites têtes qui dépassent d’une double porte tandis que les grands (donc peut-être le peintre) s’ennuient avant la danse, et séquence de pique-nique dans un parc anglais façon parc Monceau sont autant de prétexte à donner une puissance diégétique à la peinture. En clair, la voici histoire. Est-elle encore impressionniste ? Il eût fallu une définition un tant soit peu précise de ce courant pour en décider. Si l’on réduit cette mode à un mode, ô humour sexué, d’expression travaillant davantage sur les à-plats et la concaténation de couleurs que sur la précision des traits et le recours à ce que les dix-huitiémistes eussent appelé la pointe plutôt que l’anecdote, certes non. Qu’importe ou presque, puisque ces remarquables divertissements flattent l’œil, retiennent l’attention, et se prolongent plaisamment par des scènes de genre (les aubergistes miséreux, les dames sur un bateau, la séparation des amoureux…) dont l’éclat et la virtuosité attestent l’art du peintre peu soucieux d’émouvoir le visiteur en brandissant « des grands sujets, des grands machins ».

Comme évoqué supra, l’exposition ici chroniquée brille tant ses qualités sont nombreuses – citons parmi d’autres la richesse des pièces installées, l’optimisation de la disposition dans un contexte grandiose, et la variété des matériaux employés. Ainsi, après le marbre de Carpeaux, les sculptures de Jules Dalou charment par leur maîtrise technique qui ne les rend kitsch qu’aux yeux des snobs dont, pour une fois, nous ne sommes pas tout à fait. L’art de donner du mouvement à l’immobile, de faire pétiller un regard, de donner de la vie à des topoi assumés donnent un charme certain à ces démonstrations où le savoir-faire suscite l’admiration à défaut du frisson éventuellement intellectualisé devant l’idée géniale ou le projet dissonant. L’accompagne un écho pictural laissé par la famille de l’artiste grâce à Lawrence Alma-Tadema.

L’exposition revient à l’huile sur toile et à l’impressionnisme plus purement juteux (si, pur jus, purement juteux… bon, tant pis, je tentai) avec une salve de chefs-d’œuvre qui annoncent une péroraison grandiose et une coda de haute volée. On bondit des années 1870 vers les années 1890 avec le « Charing Cross » de Camille Pissarro, qui associe une peinture impressionniste à ce kaléidoscope de couleurs dicté par le « divisionnisme », censé rendre le côté métallique du pont (pas sûr que ça fasse métal, mais c’est chou tout plein – pardon d’employer des termes hermétiques par petites touches). Le sujet, ultrareconnaissable pour un Anglais, est choisi pour plaire aux autochtones – faut bien vivre ; le résultat est stupéfiant (ce ciel, boudu !). L’artiste ne se complaît cependant pas dans les grisailles londoniennes : il explore aussi les verts des étendues de pelouse arborées (« Kew Green ») sans que cela n’empêche la couleur locale, donc la pluie, de maculer ses toiles (« Saint Anne »).

Une salle rassemble ces merveilles qui chantent le végétal à pleins tubes de peinture avant que l’eau ne reprenne ses droits. Alfred Sisley s’approprie à son tour le pont de Charing Cross. La technique juxtapose des touches de lumière triste qui décomposent l’eau en un miroitement où chaque clapotis s’amuse de sa propre lumière opaque. Le ciel est peint de façon mouvementée, tombant d’un gris clair vers un rosé incertain qui contraste avec la masse peu distincte des habitations en partie noyées sous la fumée des bateaux. L’artiste saisit aussi la nouvelle vogue des régates dans un tableau où l’orage menace une foule imprécise de navigants et de spectateurs. Formes et couleurs se substituent aux délimitations classiques. Les reflets du ciel, des marins, des drapeaux et des suiveurs se mêlent avec une joyeuse confusion auquel le temps instable ajoute une petite touche d’urgence. À cette atmosphère à la fois festive et inquiète, James Abbott Mcneill Whistler préfère le monde plus ouaté des bateleurs nocturnes de Battersea, superbe éloge de la nuit qui tombe, du voile crépusculaire, du brouillard local et des vapeurs méphitiques, partant fascinantes, qui émanent de ces paysages quand un peintre de qualité supérieure sait les saisir et les restituer tels qu’il les a ruminés.

Vient alors la salle vedette, autant dire la toccata couronnant cette suite impressionnante dont nous n’avons égrené, en ignorant des Beaux-Arts assumé, que quelques-uns des cent quarante mouvements. La salle Claude Monet montre l’artiste dans sa veine iconique entre brouillard suggestif et lumières sombres. La décomposition des monuments et des éléments naturels ne les rend pas fantomatiques : elle les fond les uns dans les autres dans le creuset du tableau. Le floutage des contours, le choix d’une palette médiane, l’éclairage et les reflets, le cadrage sciemment déséquilibré vivifient le Parlement et l’habillent d’un mystère, presque au sens sacré du terme. La question n’est certes pas météorologique : sous le soleil, nihil novi, le Parlement reste une énigme et un rite aussi présents qu’absents. L’artiste a apposé sa vision d’une architecture pour laquelle le réel ne peut être qu’un prétexte – car ce qui est remis au centre est l’impression qu’il fait sur l’artiste et que l’artiste offre à son tour au visiteur. Fantomatique, non, toujours pas ; mais fantasmatique, heureusement ! D’autant que ce festival de beautés indistinctes est coloré par un écho signé Giuseppe De Nittis. Ce grand peintre pimente son Westminster embrouillardé tel que l’observent des badauds qui… fument. De la sorte, De Nittis peint autant le brouillard et l’invisibilité que les éléments physiques. Ce dialogue entre le discernable et le voilé est aussi séduisant que vertigineux à contempler.

Pour finir, un bis éclatant rassemble quelques tableaux, souvent bien connus mais non moins savoureux, d’André Derain. Parmi eux, un « Pont de Charing Cross », nouvelle version, surjouant une fausse naïveté tant dans les formes que dans l’application claudicante de couleurs inattendues ; le « Big Ben » tintinnabulant d’éclats nocturnes apposés par larges touches ; et un « Bassin de Londres » en plongée dont le chromatisme claironnant n’aurait rien à envier à la représentation d’un petit port du Sud de la France.  Les grands à-plats carmins dialoguent harmonieusement avec les autres teintes vives, parfois apposées en traces, en gribouillis, en coups formant des parallélépipèdes à peine esquissés qui suffisent à donner une impression de perspective… Une bien jolie façon de ponctuer une exposition impressionnante (ha-ha) que l’on aurait l’air prétentieux de conseiller mais, comme on s’en moque, on la conseille quand même, na.