Les grands entretiens – Pierre Réach 9
Nous l’appelions l’artiste trois-en-un puisqu’il est pianiste, pédagogue et juré. Cette étiquette est désormais surannée. Voici le premier épisode qui dévoile une autre facette de Pierre Réach, celle qui concerne son penchant pour l’organisation de festivals.
Évidemment, l’intérêt de l’histoire, c’est que cette tétralogie est inextricable. L’homme, l’artiste et le directeur artistique ne font qu’un. Sinon, ce serait peut-être plus clair mais, à notre sens, sacrément moins intéressant – en témoigne cet entretien-fleuve qu’il nous a offert à l’occasion de la parution du premier volume de son intégrale des sonates de Beethoven, ouf !
Retrouvez les premiers épisodes de la saga
1. Les paradoxes d’un rêveur
2. L’homme derrière le monument
3. La passion du génie
4. La quête du son
5. Le devoir de transmettre
6. L’éloge du doigté
7. La possibilité du sublime
8. Le volcan de l’inattendu
9.
La magie des affinités
Pierre Réach, on ne peut évoquer votre activité d’interprète sans parler de votre activité de pédagogue… ou en omettant votre activité de directeur artistique de festival. Certes, dès que vous en avez l’occasion, vous prenez soin de préciser que les problèmes d’organisation liés à la gestion politique de la pandémie sont des grains de poussière comparés à la souffrance des patients qui se sont retrouvés en réanimation. Toutefois, comment intègre-t-on l’aléatoire sanitaire dans la pérennisation d’une manifestation culturelle ?
Il y a presque vingt-cinq ans, le festival Piano Pyrénées, qui s’appelle aujourd’hui Piano Pic, est né d’une idée que mon ami le docteur Christophe Baillet et moi-même avons eu. En 1997, le lancement s’est fait en fanfare : nous avons monté le piano par hélicoptère sur la terrasse du Pic du Midi à 2800 mètres, et un récital a été donné. Le buzz a fonctionné, TF1 est venu, ça a lancé le festival, et le festival existe toujours.
Avant ce coup de maître, façon François-René Duchâble larguant un piano dans l’eau, vous aviez déjà élaboré une expérience de « festivaliste »…
Oui, j’avais créé le Printemps musical du pays provinois. De très, très grands artistes ont répondu favorablement à mon invitation, comme Jean-Philippe Collard, Brigitte Engerer, François-René Duchâble dont vous parliez et qui a lancé le festival. Je dois lui rendre grâce car cet artiste jouait et joue admirablement, c’est une chose ; mais, de surcroît, il m’a beaucoup, beaucoup aidé. Au début, nous avions très peu d’argent. Vraiment très peu. Cela se peut comprendre : les municipalités ont peine à accorder leur confiance d’emblée. Aussi les artistes venaient-ils par amitié, en dépit de cachets, disons, un peu exigus.
Piano Pic prouve que, sans être un serial entrepreneur, vous aviez déjà un certain background avant de…
Bien sûr. Et j’ai aussi fomenté un festival qui, hélas, n’existe plus, à Palma de Majorque. Et j’ai aussi suscité un festival à Shanghai, dont j’ai cédé la direction à un collègue. Et j’ai créé un festival qui persiste à Castelnaudary, près de Carcassonne.
Actuellement, le principal festival dont vous vous occupez reste le festival des Pyrénées.
Oui.
Alors, pourquoi un artiste qui enregistre des chefs-d’œuvre et qui joue dans le monde entier s’encombre avec cette grosse machine, car c’est une grosse machine ?
Ha, pourquoi le cacher ? J’adore faire jouer mes amis. Pas parce que ce sont mes amis : parce que, parce que (si) ce sont mes amis, je sais qu’ils vont se surpasser pour le public venu les écouter en toute confiance.
Vous voulez vous distinguer du copinage…
Bon sang, Bertrand Ferrier, quand vous pouvez inviter Jean-Marc Luisada pour illuminer le festival de Bagnères-de-Bigorre, c’est du copinage ?
Je ne sais pas. J’ai organisé un festival où votre ami Cyprien Katsaris a joué. C’était carrément par copinage qu’il est venu – heureusement parce que… bref. Mais vous-même venez avez reconnu que vos collègues venez jouer par amitié.
Par amitié, cela signifie a minima : je n’ai pas besoin de toi pour vivre ; donc j’accepte des cachets infiniment inférieurs à mon standard… mais crois bien que cela ne m’empêchera pas de donner à la hauteur de ma réputation.
Tout de même, François-René Duchâble ne devait pas vivre de l’air du temps…
Mais justement ! Il est venu au festival contre une rémunération qu’il n’aurait jamais acceptée ailleurs. Cela a permis de partager son talent gigantesque avec un public – je n’aime pas dire : avec des gens, il y a un côté méprisant dans cette formulation – qui n’en aurait pas profité sans notre connexion. Si c’est le pire crime qui peut se cacher sous le terme de copinage, vive le copinage, vertuchou !
Jean-Marc Luisada est aussi venu par amitié.
Que croyez-vous ? Même les vedettes sont sensibles au projet artistique ! Ils sont payés, c’est le minimum ; mais ils savent que nous ne sommes pas un festival comme La Roque d’Anthéron. Donc ils viennent jouer pour partager leur immense talent à un prix inhabituel pour eux. Pour moi, pour le public fidèle, pour les curieux qui ont osé se risquer dans notre festival, c’est un plaisir immmmense. Et pas parce que l’artiste est connu : parce que sa musicalité est garante d’un plaisir ineffable.
Vous avez dit que, pour vous, partager l’émotion de vos pairs est presque aussi important que de jouer vous-même.
C’est la vérité. Vous n’imaginez pas la puissance de la joie quand j’ai quelqu’un que j’aime et qui joue sa musique dans mon festival.
À titre collectif, on comprend ce que l’organisation d’un festival peut vous apporter. Qu’en est-il d’un point de vue plus personnel ?
Clairement, ça m’a un peu mis dans l’actualité. Les festivals que j’ai imaginés ont acquis une certaine reconnaissance, notamment celui des Pyrénées, qui a lieu lors de la deuxième quinzaine de juillet depuis un quart de siècle dans un cadre somptueux. Le plus important est que ce festival m’a permis d’être en contact avec nombre d’artistes. Ça m’a beaucoup appris. La confidence qui va suivre, je vous la livre sans regret ni agacement. Reste que j’ai dû organiser environ un demi-millier de concerts, ce qui ne signifie pas que j’ai engagé cinq cents artistes puisque beaucoup ont été réinvités. En général, je les présente en quelques mots au public avant qu’ils entrent en scène. Cet introit m’a permis de constater que quelques invités sont venus comme à un concert standard : ils viennent, ils jouent, ils sont payés, ils partent, et nous nous quittons sur un « Merci, au revoir ». Quelques autres gardent contact avec vous…
Logiquement intéressé, non ?
J’ai un peu d’expérience dans ce domaine aussi et, sans me flagorner, je sens très vite ce qui ressortit de la politesse visant uniquement à être reprogrammé et ce qui relève d’une connexion plus profonde, liée à un instant, un espace, un possible. Je parle beaucoup avec les artistes. Je m’occupe d’eux. Je les invite, etc. Même sur quelques heures ou quelques jours, certaines attitudes ne mentent pas.
Parmi tous vos invités, certains entrent dans vos critères et deviennent vos chouchous, voire vos superchouchous quand ils étaient déjà vos favoris.
Un tout petit nombre. Parce qu’ils ont compris que leur implication viscérale dans ce projet de partage était irremplaçable. Être en capacité de leur donner l’occasion de partager la musique qu’ils aiment avec notre public, fidèle et souvent chaleureux, est une joie irremplaçable. À titre personnel, j’ajouterai que la participation à Piano Pic de musiciens comme François-René Duchâble, Gary Hoffman ou Cyprien Katsaris, par exemple, demeurera éternellement irremplaçable.
Pourquoi ?
Les avoir fait jouer a approfondi notre amitié, quoique celle-ci n’en soit pas dépendante.
En quel sens ?
C’est parce qu’ils sont mes amis qu’ils ont accepté de jouer, et c’est parce qu’ils ont accepté de jouer que notre amitié s’est encore développée. Ils n’avaient pas besoin de cette invitation mais, étant miraculeusement disponibles aux moments proposés, ils ont saisi cette occasion pour développer ce qui nous unissait.
Vous soulignez ainsi qu’organiser un festival ne consiste pas seulement à définir un cap artistique ou à arbitrer dans la distribution des cachets. C’est aussi une affaire d’engagement, au sens fort, de la part tant de l’invitant que de l’invité ; et, en bien ou, parfois, en mal, cette dimension n’est pas sans impact sur les relations que vous nouez, que celles-ci aient été antérieures ou qu’elles aient été suscitées par l’événement.
Il est certain que, à travers les festivals que j’ai lancés, j’ai beaucoup appris en termes de relation humaine. De sorte que, je tiens à le préciser, je n’en veux à personne. Il a pu arriver que l’invitation fût moins concluante que je ne l’espérais, tant pis, j’apprends de ces demi-échecs. Ce type d’échange entre directeur et artistes fonctionne aussi autour d’affinités. On peut faire des efforts, des deux côtés de la barrière, mais ça ne se commande pas, les affinités !
D’où des déceptions.
Oui, quelquefois. Et alors ? La seule façon de ne pas être déçu est de ne rien espérer, et ce n’est pas dans ma nature !
De quel ordre, les déceptions ?
Vous savez, l’équipe d’organisation est restreinte. Alors, quand un artiste vient à Piano Pic, je me défonce, si je puis dire, pour m’assurer qu’il est bien accueilli. Je me mets en quatre pour vérifier si l’hôtel lui convient. Je surveille scrupuleusement que, dans sa loge, avant le concert, il a bien son verre d’eau et, le cas échéant, le plat qu’il désire, avant le concert. En tant qu’artiste, je sais combien comptent ces détails qui n’en sont pas ; et il m’arrive d’être surpris – ou il m’arrivait de l’être – que toutes nos petites attentions ne soient pas suivies, a posteriori, par un petit mot de remerciement, par exemple, à destination de notre association. Piano Pic s’appuie sur une équipe volontaire, motivée, généreuse, et j’apprécie – qui ne l’apprécierait ? – quand les artistes prennent le temps de saluer le travail de ces petites mains sans qui rien.
À suivre !