Les grands entretiens – Pierre Réach 8
Pierre Réach est
- un pianiste qui ne croit pas à la vérité absolue mais qui enseigne, bien obligé, une espèce de vérité ;
- un obsédé de Beethoven qui a aussi claqué un disque Messiaen remarqué ;
- un passionné de la précision pour qui le texte ne saurait néanmoins s’encombrer des impedimenta biographiques.
Bienvenue dans la suite de cet entretien-fleuve, toujours aussi mouvementé, avec un artiste qui croit au génie volcanique et dont nous égrenons ici quatre mouvements extraits du premier volume de son intégrale des sonates de Beethoven. Pourquoi cette sonate-ci (en Mi bémol, et non en A bémol ainsi que le laisse supputer le titre des vidéos YouTube) ? Ceux qui ont la curiosité de lire ce post devraient tôt ou tard percer ce p’tit mystère…
Retrouvez les premiers épisodes de la saga
1. Les paradoxes d’un rêveur
2. L’homme derrière le monument
3. La passion du génie
4. La quête du son
5. Le devoir de transmettre
6. L’éloge du doigté
7. La possibilité du sublime
8.
Le volcan de l’inattendu
Pierre Réach, comment construit-on son répertoire ? Vous expliquez qu’il faut aller vers ce que l’on aime plutôt que ce que l’on vous impose. Est-ce la raison pour laquelle votre spectre est aussi large – à votre tableau de chasse, vous avez notamment accroché les trophées Bach, Liszt, Mendelssohn et Messiaen ?
C’est Messiaen qui vous étonne ? Figurez-vous que j’ai gagné le concours Messiaen et que j’ai eu la chance d’être l’élève d’Yvonne Loriod, laquelle m’a initié à la musique de son époux.
La musique qu’Olivier Messiaen a offerte au piano est protéiforme. Quel aspect vous touche le plus ?
J’admire surtout la partie mystique de ses compositions. Les Vingt regards sur l’Enfant-Jésus constituent à mes yeux un sommet de l’écriture pianistique.
Cette inclination complète votre passion pour Bach et la musique romantique. Veillez-vous à transmettre ce double discours à vos étudiants : d’une part, approfondissez ce qui vous porte ; d’autre part, ne vous y enfermez et gardez, au-delà de votre précarré, un souci de complémentarité – et de réalisme, aussi : personne ne ferait une carrière que sur Alkan ?
Là encore, je dois vous apporter une réponse en apparence contradictoire, ce qui n’est pas un faux-fuyant car vous savez combien je me méfie des vérités univoques. Voyez-vous, il est certain que chacun de nous a des chemins de prédilection ; cependant, il existe des bases universelles que l’on doit intégrer par un apprentissage rigoureux.
Vous ne croyez pas aux vérités musicales universelles, mais…
… mais certains passages sont inévitables pour éduquer la main et l’esprit d’un pianiste. Quand un élève me dit, et ça m’est arrivé : « Je n’aime pas Bach, je préfère les œuvres romantiques », je lui réponds : « Désolé, tu es dans ma classe et, dans cette classe, on n’ignore pas Bach », et j’essaye d’argumenter. La connaissance de Bach est unique. Le legato, la polyphonie, la distinction des plans sonores, c’est-à-dire la quintessence de Bach, sont des éléments indispensables pour jouer Chopin ou Schumann. De même, si un élève me dit : « J’adore Bach et Beethoven mais Brahms et Schumann, bof »… eh bien, j’en suis triste.
Pourquoi ?
Je ne peux pas imaginer le monde sans Schumann. Sans Schubert non plus, d’ailleurs.
Comment gérez-vous ce genre de situations ?
J’essaye de comprendre. J’échafaude des hypothèses. Peut-être mon interlocuteur est-il dans une période de sa vie où il est trop cérébral. L’émotionnel l’effraie.
Et, malgré votre souci d’ouverture, vous l’obligez à « passer par là » ?
Plus ou moins, parce que j’ai confiance en l’être humain. Nous pouvons évoluer. Dans la mesure où cela reste raisonnable, j’essaye de ne pas imposer, et je me réjouis quand quelqu’un me dit qu’il a envie de travailler du Bach, du Beethoven ou du Schumann, par exemple. L’important reste de respecter la hiérarchie qui existe entre les œuvres. Par exemple, vous ne pouvez pas commencer à jouer Beethoven avec la sonate Appassionata, ni Schumann avec le Carnaval ou une autre œuvre très compliquée. Chez tous les compositeurs, il existe des œuvres tout aussi merveilleuses et plus abordables. La poésie de Schumann ou de Debussy, vous pouvez l’aborder avec les Arabesques – pour Debussy, ce serait folie de s’attaquer en première intention aux Préludes ! De grâce, jouez les premières sonates de Beethoven avant d’aborder les dernières !
Donc, même au haut niveau, la tentation d’aller plus vite que la musique existe ?
Bien sûr que si. Il arrive que certains professeurs se fassent plaisir. Comme eux-mêmes suent sang et eau sur les dernières sonates, ils les proposent à leurs élèves. C’est honteux. Il faut respecter la hiérarchie des œuvres et admettre que, dans la connaissance d’un compositeur, il y a aussi une logique. Vous ne pouvez comprendre, assimiler et vous imprégner des dernières œuvres sans vous être frotté aux précédentes, ne serait-ce que pour connaître l’évolution musicale du compositeur lui-même !
L’auditeur de votre intégrale des sonates de Beethoven échappe à la chronologie voire à la progressivité des sonates. Néanmoins, l’articulation des œuvres que vous proposez à chaque double disque participe-t-elle pour partie d’un projet pédagogique cherchant à mieux faire connaître tel ou tel aspect du compositeur ?
Il faut bien distinguer la pratique musicale et l’écoute. Pour la pratique musicale, commencer par les dernières sonates est une absurdité. Pour l’écoute, c’est très différent. Dans mon projet d’intégrale, il n’y a aucune envie de guider l’auditeur vers « mon » Beethoven ; et pour une raison simple : selon moi, Beethoven est tout entier dans chaque sonate. Pour qui sait écouter, dans la première sonate, il y a le Beethoven de l’Appassionata !
Est-ce à dire que l’écriture de Beethoven n’évolue guère qu’à la marge ?
Non, bien sûr que non. L’écriture évolue. Cependant, le caractère beethovénien est constant. Les stéréotypes coutumiers opposant les « œuvres de la maturité » aux « œuvres de jeunesse » se révèlent inopérants, ici, à supposer qu’ils le soient chez d’autres aussi souvent que certains paresseux s’efforcent de l’imaginer.
On en revient à votre souhait de dissocier l’écriture, qui vous passionne, de la biographie, qui ne vous intéresse seulement pas.
Ce n’est pas qu’elle ne m’intéresse pas, c’est qu’il ne faut pas réduire l’écriture à la biographie… parce que ça ne fonctionne pas ! Je vais vous donner un exemple qui l’illustre pile poil : dans les trois opus 31…
… qui ouvrent votre intégrale…
… la troisième sonate est la plus heureuse, la plus joyeuse des trois – écoutez le Presto con fuoco ! Il compose cette œuvre au moment où il écrit le testament de Heiligenstadt.
Vous en reproduisez une partie dans votre livret. Pour le présenter, on peut dire que, en 1802, Beethoven a vingt-quatre ans. Il s’exile pour préserver son ouïe (en réalité, pour cacher sa surdité), admet avoir pensé à se tuer et répartit ses biens entre ses frères en envisageant le moment où il sera passé ad patres[1].
Dès lors, que l’on cesse de nous importuner avec cette réduction plate et erronée de l’œuvre à la vie. La vie d’un compositeur, il n’est pas mauvais de la connaître, par soif de culture et aussi par curiosité. Toutefois, je suis de plus en plus certain que la création des grands génies artistiques – pas seulement dans la musique – est similaire à une grande explosion volcanique que rien ne peut laisser prévoir. Une explosion volcanique ne dépend pas de l’air ambiant.
Aujourd’hui, des centres de surveillance sismique tâchent de prévoir les plus grandes explosions !
Ces centres sont capables de définir l’imminence d’un danger, mais ils sont incapables d’expliquer pourquoi le danger survient à tel moment plutôt qu’à tel autre. Bien que je respecte la tentative des musicologues et des historiens de la musique qui ont voulu établir des parallèles, je suis fermement convaincu que leur systématisme ne correspond pas à l’essence profonde du génie créateur.
Cependant, parfois, il n’y a pas qu’une coïncidence temporelle. Maints compositeurs ont ouvertement traduit leurs émois humains en notes de musique…
Vous me faites penser à Un amour de Beethoven d’Abel Gance, avec Harry Baur. On voit Beethoven marcher dans la campagne, ce qui est une activité effectivement pratiquée par le vrai Beethoven, autour de Vienne. À un moment, il arrive près d’une grange. Il entend une femme qui pleure son bébé mort. Là-dessus, Harry Baur se met au piano et joue le mouvement, très chantant et très tendre, de la Sonate pathétique ; et on voit l’actrice cesser de pleurer puis sourire. Évidemment, c’est gentil, efficace, émouvant, magnifique… mais ce n’est pas du tout comme ça que les choses se passent. Aucun grand créateur n’a prévu ce qu’il va advenir. Beethoven lui-même notait ses idées sur un papier pour s’en souvenir plus tard, car le jaillissement était, chez lui, absolument inattendu.
En conséquence, pour vous, la chronologie de composition des sonates n’a pas d’importance.
En tout cas, elle ne me semble pas signifiante musicalement. Partant, elle ne guide pas le découpage de mon intégrale.
Permettez-moi d’insister : qu’il n’y ait pas de linéarité absolue, soit ; ce nonobstant, de là à nier une évolution du style ou de l’écriture au fil du temps…
Peut-être, si l’on souhaite user de ce prisme, y a-t-il une forme d’évolution, encore que… C’est une évolution difficile à définir et à lisser. Le côté inattendu de la composition reste, à mon sens, primordial. Tenez, un exemple : dans les trente-deux sonates, vous avez deux monstres – la Waldstein, celle qu’on appelait « L’Aurore » pour les raisons saugrenues dont nous avons parlé ; et, après une toute petite sonate de deux mouvements, l’énorme Appassionata. Vous avez donc çà des crêtes puis, là, des sonates aussi belles quoique moins importantes.
En schématisant donc en caricaturant, vous voulez dire que Beethoven n’a pas écrit une vingtaine de brouillons au début puis une douzaine d’énormités pour finir.
Cet ensemble, même si notre esprit rationaliste trouve cela impatientant, se dérobe à la logique humaine habituelle et, disons-le, médiocre. Penser que l’on commence petit et que l’on finit grandiose, c’est pratique pour s’orienter dans la vie, mais ça ne correspond pas à la réalité, et encore moins à la réalité d’un génie. Le génie est empirique. Il ne fournit pas de mode d’emploi. Il n’est pas préparé. Il est, improbable, imprévisible, irréfutable.
Vous n’avez jamais été tenté par la composition ?
Non, jamais. Néanmoins, j’ai du mal à imaginer que le compositeur génial se pose devant une table et se dise : « Alors, qu’est-ce que j’ai écrit, avant ? D’accord, bon, ben, logiquement, ce serait bien si j’écrivais un morceau plus long, ou plus difficile, ou plus tarabiscoté, etc. » Je crois à l’éclair qui oblige le génie à se poser devant son écritoire et à composer ce qui le traverse. Je crois au génie sans pourquoi. Je crois à l’œuvre de Beethoven, pas à l’explication de son œuvre par sa vie.
À suivre !
[1] Une traduction est disponible ici.