Les grands entretiens – Pierre Réach 4
Jusqu’à présent, Pierre Réach a réussi son entretien. En effet, il nous a exposé
- l’intérêt d’enregistrer Beethoven aujourd’hui (1), puis
- celui de graver une nouvelle intégrale des sonates (2) à condition de
- l’organiser de façon très personnelle (3).
La suite de l’entretien que l’artiste nous a accordé à l’occasion de la sortie du premier double disque inaugurant sa collaboration avec Anima Records nous permet d’aller plus loin avec lui dans les coulisses de cet enregistrement : comment a-t-il choisi deux des principaux piliers de cette réalisation – son label et son instrument ? La plongée sans fard mais pas sans phare dans la pensée d’un interprète majeur continue !
Retrouvez les premiers épisodes de la saga
1. Les paradoxes d’un rêveur
2. L’homme derrière le monument
3. La passion du génie
4.
La quête du son
Pierre Réach, pourquoi avez-vous choisi d’enregistrer votre intégrale des sonates de Beethoven pour Anima, un petit label ? Même si le résultat est d’une qualité évidente, certains experts vous affirmeront que ne pas être édité dans une grosse écurie entraîne souvent une perte de visibilité. Qu’est-ce qui vous a décidé à « y aller » quand même ?
Votre question est loin d’être anodine. La taille de la maison de disques, sa notoriété, son ancienneté, les entrées qu’elle a dans les milieux médiatiques ou auprès des programmateurs n’est pas neutre du tout. Je vais vous répondre à travers mon expérience, qui m’a permis de connaître des situations variées. Au début de ma carrière, j’ai enregistré quelques disques pour RCA. Hélas, RCA France a fermé boutique. Ensuite, j’ai souvent enregistré pour des labels beaucoup moins importants. Ainsi, les Goldberg, je les ai gravées pour Saphir, et le disque a été repris plus tard par Calliope.
Donc, pour l’intégrale Beethoven, vous n’aviez pas peur, pour ainsi dire, de ne pas profiter d’une étiquette plus prestigieuse ?
Tout n’était pas écrit d’emblée. Le projet a d’abord pris corps en Chine. Je vous avoue que ça m’inquiétait un peu. Les Chinois sont tellement incroyables qu’ils imaginent que tout le monde a la même rapidité qu’eux. La suite a donné raison à mon intuition : on m’a proposé de graver l’intégrale en un mois. Bien sûr, j’ai refusé. J’estimais en être incapable. Mes interlocuteurs ont insisté, m’affirmant que j’allais y arriver. Ils aimaient la façon dont je jouais, et ils y croyaient vraiment ! En me fixant en Europe, la pandémie m’a ôté du pied cette épine en forme de défi car c’est à ce moment que Bertrand Giraud, directeur artistique d’Anima Records, m’a proposé de s’occuper du projet et d’enregistrer le premier double disque en Espagne. Il avait un atout maître dans sa manche : Étienne Collard, un ingénieur du son dont je connais l’excellence des captations. Alors, oui, Anima Records est un petit label – et alors ? Quelle importance ? De nos jours, les cartes sont rebattues. Allez à la Fnac demander un disque, il y a peu de chance qu’ils en disposent. Même si je ne me retrouvais pas en tête de gondole à Châtelet, je m’en fichais un peu. Ce qui comptait, c’était la promesse de qualité sonore et de conditions de travail qui m’était formulée. Que le label s’appelle Deutsche Gramophone ou Anima Records n’impacte en rien le résultat.
Est-ce votre expérience qui vous aide à relativiser l’attraction de l’étiquette ?
Disons que je préfère être traité avec respect et déférence par un petit label qui met à ma disposition des conditions d’enregistrement idéales, plutôt qu’être considéré comme un pianiste parmi tant d’autres qui enregistre à la va-vite pour des firmes prestigieuses type Decca ou autre. L’objectif du rendu doit primer sur la flatterie éphémère de la marque.
Justement, ce « rendu » mérite d’être un peu exploré. Comment enregistre-t-on Beethoven aujourd’hui ? Par exemple, comment choisit-on son instrument : pianoforte ou piano ? et si piano, quel piano – vous êtes certes un artiste Steinway, mais, à titre d’exemple, Jean-Nicolas Diatkine, artiste Steinway lui aussi, n’a pas choisi un Steinway pour son dernier disque Liszt-Wagner ? Cette décision est loin d’être un détail, car elle est souvent consubstantielle aux options d’interprétation…
J’ai beaucoup de choses à vous répondre à ce sujet qui, vous avez raison de le souligner, est fondamental. J’ai eu beaucoup de chance. En effet, la plupart du temps, j’habite à Barcelone, où je suis connu comme pianiste et comme professeur par la maison Jorquera, qui représente la firme Steinway à Barcelone. L’entreprise a mis gracieusement un instrument merveilleux à ma disposition – et elle va continuer à me soutenir de la sorte pour les prochains albums. Que demander de plus ?
Parlez-nous de ce Steinway que l’on entend sur votre double disque…
Dans les jours qui précèdent, il avait été joué par Arcadi Volodos et Evgueni Kissin, excusez du peu. Si un mauvais piano est une casserole, il faudrait inventer un mot pour désigner, a contrario, un piano extraordinaire ! Néanmoins, je n’ai pas choisi un Steinway parce que je suis un artiste Steinway. Il m’est arrivé de jouer sur des Yamaha exceptionnels. Il faut ainsi reconnaître que leur dernier CFX témoigne des progrès formidables accomplis par cette marque dans la quête infinie de la perfection. À d’autres occasions, j’ai aussi joué assez souvent sur des Fazioli. Je les aime beaucoup.
Vous n’êtes donc pas un pianiste monomaniaque !
Non, mais je ne suis pas sensible à tous les pianos non plus. Par exemple, je n’ai pas de dilection particulière pour les Bösendorfer. Ce n’est pas que leur qualité soit moindre, notez bien ; simplement, nous n’arrivons pas à nous entendre – ou, plutôt, je n’arrive pas à les amadouer ! Bref, ces pianos-là ne me conviennent pas. De toute façon, pour moi, Steinway est irremplaçable. Aussi la proposition de la maison Jorquera tombait-elle à merveille.
La tentation de jouer sur un pianoforte vous a-t-elle effleuré ?
Non.
Pourquoi ?
Écoutez, je joue beaucoup Bach au piano. Certains clavecinistes mal léchés pourraient s’en offusquer à bon droit, en un sens. Ce que je joue au piano, Bach l’a écrit pour un cembalo, id est pour un clavecin. Ce nonobstant, l’esprit de Bach est quelque chose d’unique. Il va au-delà de l’instrument mentionné sur la partition. Soit, il a écrit pour un clavecin. Faut-il le réduire à cet instrument ?
Sous-entendez-vous que le clavecin est plus clivant que le piano ?
Je ne crois pas. Personnellement, j’adooore le clavecin. J’ai beaucoup écouté les disques de Wanda Landowska…
… qui était aussi pianiste…
… et qui, par conséquent, connaissait sur le bout des doigts la spécificité du clavecin, à savoir que, quand vous jouez une note sur un clavecin, il n’y a pas d’étouffoir pour la brider ; si bien que toute note est accompagnée de sa résonance. C’est la raison pour laquelle je me bats contre les pianistes qui refusent d’utiliser la pédale de sustain dans Bach sous prétexte que les pièces étaient destinées au clavecin. Quelle idée ridicule ! Le son du clavecin inclut toujours une petite réverbération après l’émission de la note. Pourquoi l’en priverait-on en jouant la même œuvre au piano ? Voilà le premier point qui explique pourquoi il est légitime de jouer Bach au piano. Le second… Ma foi, le second est au moins aussi important. Le point central, chez Bach mais que chez lui, c’est le legato. Yvonne Lefébure, mon premier grand professeur, m’a élevé dans l’obsession du legato. Comment mieux rendre le legato qu’au piano ? Au fond, quel que soit le type d’instrument, la question qui demeure et demeurera toujours est celle de l’interprétation. Or, Bach n’a rien écrit sur les partitions qui nous donnerait des pistes pour les nuances et les tempi, par exemple. Partant, il nous revient de réfléchir sur la manière d’interpréter. À quelle vitesse est-il pertinent de jouer une fugue du Clavier bien tempéré ? Certains optent pour une lenteur extrême, tel Sviatoslav Richter ; d’autres leur donnent plus d’allant, tel Glenn Gould. Comment trancher ? Je dis souvent à mes élèves de penser à des cordes graves, alto ou violoncelle. Remémorez-vous le début des Goldberg. Si on imagine un archet qui joue, on peut avoir une idée du tempo opportun.
Seriez-vous victime d’une sorte de synesthésie musicale ? Nous parlons piano, vous évoquez le clavecin, et nous voici parmi les cordes !
La musique est rebelle au cloisonnement et, pour ma part, j’aime beaucoup les transcriptions. J’ai souvent joué la Symphonie fantastique d’Hector Berlioz transcrite par Franz Liszt. Liszt n’a pas son pareil pour dénicher les sonorités d’orchestre dans le piano. Pensez que quelqu’un comme Robert Schumann, ne pouvant se déplacer pour l’entendre en version orchestrale, a connu l’œuvre de Berlioz dans sa transcription lisztienne ! C’est ce que j’aime dans les transcriptions : elles permettent de faire rayonner la beauté et l’esprit d’une œuvre. Si je joue une œuvre pour orgue transcrite par Liszt ou Busoni, mon but n’est pas de la jouer comme si c’était une pièce originellement conçue pour piano mais, grâce à mon instrument et à ses possibilités spécifiques, pas meilleures : différentes, de retrouver l’esprit de Bach à travers un autre instrument.
Jouer les Goldberg sur un piano et non sur un clavecin, et les sonates de Beethoven sur un piano et non sur un pianoforte, revient-il en quelque sorte à transcrire l’œuvre originale ?
Non, évidemment que non ; et cependant, cela remet au centre de l’interprétation l’instrument dont nous disposons. D’où ma préférence pour les Steinway. Ce sont les plus beaux pianos du monde, et…
… et les pianofortes ne trouvent pas grâce à vos yeux.
Je dois vous avouer que je n’aime pas le pianoforte. J’ai conscience que certains lecteurs s’en offusqueront. Ils seront en bonne compagnie : quand j’ai exprimé cette opinion à Paul Badura-Skoda, il n’était pas content ! J’aime le clavecin, j’aime le piano, mais je trouve que le pianoforte a un son bâtard, mal défini ; et je suis toujours un peu frustré quand j’entends les plus belles sonates de Beethoven ou même de Haydn jouées sur un pianoforte. Pardon à ceux que je vais décevoir ou blesser, je préfère être sincère : je n’aime pas le pianoforte.
En rejetant cet instrument, vous mettez en avant votre vision des partitions sans vous protéger derrière un paravent historico-musicologique.
Je m’en tiens à cette évidence : pour moi, pas question de graver une intégrale des sonates de Beethoven sur un pianoforte. D’une part parce que ses sonorités ne m’envoûtent pas ; d’autre part parce que je ne suis pas à proprement parler pianofortiste. Et puis, à mon sens, il n’y a pas à barguigner ! En 2022, les sonates de Beethoven, ça se joue sur un grand Steinway, point final.
À suivre (de la relativité du point final…) !