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Pierre Réach aux Batignolles, le 14 avril 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Pour une fois, Jean-Jacques Goldman s’est fourvoyé. Non, il n’aura suffi ni d’un signe ni d’un matin, fût-il tout tranquille et serein. 150 000 signes et 13 épisodes auront été nécessaires pour rendre raison de l’entretien que Pierre Réach nous a accordé à l’occasion de la sortie de son nouveau disque chez Anima Records.
Ce dernier épisode nous ouvre sur d’autres pistes de réflexion tels que

  • l’essence de l’humanité,
  • le mystère des espaces infinis,
  • la nécessité (ou non) de la musique,
  • les sommets abyssaux de la transcendance et
  • le suspense que crée, indécrottablement, notre condition éphémère.

Une conclusion en feu d’artifice, en somme, mais on écrirait sans doute mieux, tant pis pour la clarté du propos : en feu de sincérité.


Pour retrouver Pierre Réach, c’est ici ;
pour acheter son double disque, c’est par exemple ;
et pour revivre les précédents épisodes, c’est ci-d’sous !
1. Les paradoxes d’un rêveur
2. L’homme derrière le monument
3. La passion du génie
4. La quête du son
5. Le devoir de transmettre
6. L’éloge du doigté
7. La possibilité du sublime
8. Le volcan de l’inattendu
9. La magie des affinités
10. La courtitude de la vie
11. L’effroi de la tempête
12. La couleur de l’air


13.
La bonne surprise

 

Pierre Réach, nous avions clos l’épisode précédent en évoquant la relation que l’artiste entretient avec la critique. Peut-être serait-il malin de conclure l’ensemble de notre entretien précisément autour de cette question du lien qui unit un artiste et un public. Ce lien va au-delà du partage d’une grande œuvre musicale entre un interprète et des auditeurs, En effet, lors d’autres entretiens, il vous arrive de rappeler que, à notre époque où la science s’est développée avec orgueil, restent, inébranlables et irréductibles, « la peur de la mort, la tristesse, l’angoisse, la non-compréhension des choses ». Lorsque vous vous produisez en concert ou au disque, est-ce, par l’exploration de diverses formes de beauté, une manière de mettre en résonance certaines de vos émotions profondes – que vous transcendez grâce aux œuvres que vous interprétez – avec celles, peut-être pas si différentes, au fond, du public ?
Je crois que, des deux côtés de la scène, on est là pour partager. En tant qu’artiste, c’est une nécessité. Nous devons partager. C’est pour cela que nous travaillons dur. C’est pour cela que nous vivons. Voilà pourquoi le récital, la musique de chambre, l’enseignement et la direction artistique sont si intimement liés dans mon existence et dans mes propos : chaque proposition est la manifestation spécifique d’un même désir de partage. Il est bien connu que le bonheur est la seule chose au monde qui grandit quand on le partage !

En réalité, derrière

  • le décorum du concert,
  • l’exigence de l’artisanat qu’est l’exécution,
  • les interrogations musicales qui transforment une interprétation en œuvre d’art éphémère ou fixée sur disque,

vos propos semblent rappeler, par petites touches, qu’il se joue quelque chose d’existentiel dans la musique. Pas seulement quelque chose d’esthétique, ce qui n’est déjà pas si pire !
L’opposition entre esthétique et existentiel me paraît ici très superficielle, si je puis me permettre. La musique comme l’existence sont fragiles. Certains de mes amis sont malades. Certains d’entre eux n’ont pas survécu à la pathologie qui les a frappés. Cette brièveté de la vie, cette fragilité, j’y pense tout le temps. À partir d’un certain âge, vous êtes obligé de vous lever en disant : « Quelle chance j’ai d’être vivant, en pleine santé et, en plus, en capacité d’exercer un métier passionnant ! » Je vis cet éblouissement chaque matin. Vous ne pouvez pas, vous ne devez pas oublier les gens qui sont gravement malades.

 

 

La musique que vous interprétez explore ce cycle mêlant inquiétude, joie, gratitude… et re-inquiétude derrière.
L’art est propice à cette sorte de maelström. Il existe un lien évident entre une grande œuvre et la contemplation de la condition humaine – la vie, la mort, l’amour, les soubresauts auxquels nous confronte la vie… Du reste, ce n’est sans doute pas qu’une question d’art.Je ne suis pas sûr que quelqu’un qui serait absolument absent de toute communication artistique, qui vivrait sans la musique (savante ou pas), la littérature, serait épargné par ces problématiques. On est forcément confronté aux misères et grandeurs de notre condition, et aux aléas psychologiques que cela entraîne. Le musicien essaye d’en nourrir son idée de la beauté, c’est sa spécificité.

Dans cette perspective de sublimation, la musique a-t-elle un rôle à jouer, ou joue-t-elle un rôle différent selon le vécu de ses interprètes et de ses auditeurs ?
La grande musique, la musique classique, celle qui nous émeut et que nous aimons, peut nous aider à transcender nos existences. J’ai ressenti très fortement cela avec Bach, peut-être parce que la dimension religieuse est très présente dans son travail.

Sous quelle forme cette part religieuse résonne-t-elle chez vous ?
Personnellement, je ne suis pas religieux. Je ne pratique pas. Je pense être croyant, mais j’aurais quelque difficulté à vous préciser ce en quoi je crois. Disons que je crois volontiers qu’il y a quelque chose qui nous dépasse. Je le pense. En revanche, en jouant ou en écoutant de la musique – et pas uniquement à travers la musique, d’ailleurs –, il m’est arrivé d’éprouver des émotions qui me rapprochaient d’une forme de croyance. Par ce terme, j’entends la présence de quelque chose de beau qui ne se limite pas à la sphère humaine. Voilà pourquoi j’aime beaucoup la littérature, singulièrement l’œuvre de Jean d’Ormesson. J’ai toujours admiré ses livres parce qu’ils expriment cette intuition dans une langue éblouissante. Tout en étant plutôt raisonné et en admettant que, par définition, l’on ne peut comprendre ce qui nous dépasse, cet écrivain communique une émotion, une foi, une ferveur ; et, moi, je crois à la ferveur.

 

 

Vous avez dit que la musique et la littérature ne sont pas les seuls aliments qui nourrissent votre appétence métaphysique.
Non, l’astronomie y contribue aussi.

L’astronomie ?
Eh oui !

Comment êtes-vous tombé dans cette marmite ?
Mes parents m’ont obligé à suivre mes études jusqu’au baccalauréat. À leurs yeux, et je peux le comprendre, la carrière de musicien était trop aléatoire pour ne pas avoir de sortie de secours si les choses tournaient vinaigre. En classe de mathématique, en cinquième ou en quatrième, donc vers 1965, j’ai eu un professeur que j’adorais. Il m’a initié à l’astronomie. On découpait les articles des journaux et on les collait dans un cahier spécial ! Ce domaine m’a passionné, au point que je suis devenu un des plus jeunes membres de la Société astronomique de France. J’avais même envisagé de devenir astronome ! Or, à l’époque, l’astronomie n’avait rien à voir avec ce que l’on a aujourd’hui – toutes les images de la NASA, ces milliards de galaxies que capturent des télescopes comme Hubble… C’est l’époque des premiers Spoutnik. On découvre la face cachée de la Lune. On suit l’aventure de la fusée russe qui s’est écrasée sur la Lune… Tous ces mondes nourrissaient puissamment l’imagination. En dehors de l’aspect scientifique, disons-le, ça fait rêver !

L’astronomie est-elle encore une de vos passions ?
Oh, oui ! Cette passion ne m’a jamais quitté. Maintenant, sur le plan technique, je n’y comprends plus rien et je ne suis pas du tout à la page. M’est restée néanmoins la fascination pour « le silence éternel des espaces infinis ». Contrairement à Pascal, ils ne m’effraient pas. Ils m’aspirent et m’inspirent.

 

 

Ce nonobstant, votre sensibilité à la transcendance et au mystère ne se résout pas à laisser une religion la happer. Vous êtes juif mais non pratiquant. Vous êtes croyant sans dogme. Vous aimez Bach pour sa religiosité (entre autres…) quoique vous ne soyez pas luthérien. La musique peut-elle être, aussi, un lieu où s’exprime à la fois la foi, haha, en une transcendance et son irréductibilité aux mots et à la fixité ? On en revient au début de notre entretien, où vous asséniez la seule vérité dont vous êtes sûr : il n’existe aucune vérité dont on peut être sûr !
Je suis partagé entre deux évidences qui, pour le coup, sont contradictoires. D’un côté, comment croire à une vérité religieuse absolue dans un monde aussi déchiré, où tant d’humains souffrent, se détestent et se massacrent, parfois même à cause de vérités religieuses censément absolues ? D’un autre côté, comment comprendre l’incroyable hasard qui fait que, au milieu de l’univers, nous sommes vivants sur ce bout de planète ?

Cela pourrait vous inciter à croire en un dieu créateur.
Hélas, comment comprendre l’espérance en un dieu qui serait partout dans l’univers, auprès de chaque créature, dans une sorte d’éternité absolue et qui, pour autant, ne serait pas indifférent au sort du plus misérable vermisseau ?

Comment avez-vous résolu cette tension ou, a minima, comment vivez-vous avec elle ?
Bah, j’ai constaté que l’on n’y comprend rien ; donc j’essaye de m’en tenir à la conclusion la plus logique : inutile d’y penser.

 

 

La musique ne vous y ramène-t-elle pas « à l’insu de votre plein gré » ?
En jouant certaines œuvres, notamment de Bach et certaines sonates très émotives de Beethoven, je me rends compte que, peut-être, nous avons une fibre émotionnelle qui se branche sur ce que vous appelez une transcendance, en tout cas qui est susceptible de vous donner le sentiment d’une élévation.

Ce n’est pas un sentiment partagé par tous.
Oui, mais un musicien est un peu un guide. Il doit vouloir montrer au public ce qui est de son ressort. Il doit passer les œuvres merveilleuses qui ont été écrites et dont on a de la chance de pouvoir jouir. Pourtant, je connais personnellement des gens qui n’aiment pas la musique. Elle ne les émeut pas. Ils ont pris l’habitude de vivre sans Beethoven, sans Mozart… Pourquoi pas ? Bien sûr, pour moi, c’est un peu triste et très étonnant, mais j’espère qu’ils ont autre chose…

 

 

… autre chose pour les guider vers le sentiment de transcendance ?
Oh, vous savez, le sentiment de transcendance est une intuition magnifique qui ne résout pas tout et pose énormément de questions. Arthur Rubinstein a eu un joli mot, à ce sujet [à 51’57 sur la vidéo supra]. J’adorais cet artiste et je suivais le maximum de ses entretiens. Un jour de 1973, il avait quatre-vingt-six ans et Jacques Chancel, pourtant excellent interviewer, a eu le mauvais goût de lui demander : « Vous pensez que, après cette vie, il y a un ailleurs, qu’on peut aller ailleurs ? » Demander ça à une personne très âgée, ça ne me semble pas d’une élégance folle. Magnanime, l’artiste avait répondu : « Ça m’est complètement égal. Ça m’intéresse comme si on me demandait ce que j’attends de mon prochain voyage à Zambonia ou à Tombouctou. On va voir ! »

Est-ce aussi votre posture ?
Hum… Pour être une dernière fois sincère, je vous dirai que, après la mort, je ne sais pas s’il y a quelque chose ; mais, s’il y a quelque chose de beau, de grand, de lumineux, quelle bonne surprise ce sera !

 

Fin de l’entretien