Les grands entretiens – Marion Leleu 4
À l’occasion de la sortie de 1919, le disque ébouriffant chroniqué tantôt, Marion Leleu nous a accordé une interviouve tonique et décapante. Accrochez vos ceintures, ceignez vos bandanas, gominez votre permanente : l’altiste bretonne presque allemande désormais boucle ce jour notre entretien sur la virtuosité, la direction, la pédagogie, la psychologie, bref, in a way, la musique.
Premier épisode : l’alto comme un marathon
Deuxième épisode : la musique comme une liberté
Troisième épisode : le partage comme désir
Quatrième épisode : l’expérience comme créativité
Quatrième épisode
L’expérience comme créativité
De la technique de l’Indien aux réflexes intra-utérins, de la direction non-patriarcale à l’enseignement évolutif, Marion Leleu multiplie les pistes pour dérober la musique à la routine. Au terme de notre entretien, elle esquisse une vision dynamique de ses activités artistiques, refusant
- les étiquettes consensuelles,
- les contenus vitrifiés et
- l’autosatisfaction paresseuse
pour, toujours, enrichir sa palette
- d’artiste,
- d’enseignante et
- de chef.
Marion, abordons ce dernier épisode avec une question qui fâche. En effet, tu as esquissé quelques-unes de tes nombreuses casquettes a priori complémentaires. Mais n’as-tu pas craint que, à force d’être prof, tu grignotes ta crédibilité d’artiste ?
Ben non, pourquoi ?
Les grrrands artistes peuvent être profs dans d’hénaurmes institutions, ce qui renforce leur crédibilité. Mais certains musiciens craignent d’être catégorisés comme « juste bons à être profs ». Tu n’as jamais ressenti la crainte de ce stigmate ?
Jamais. Mais peut-être que, en France, c’est pas pareil. Faudrait plutôt voir avec Bertrand. Il me parle parfois de son expérience au Raincy. Quand il vient à Berlin et qu’il entend mes élèves, il constate qu’il existe une différence très nette entre nos expériences pédagogiques. Moi, les cours, ça me touche. Je ne suis pas juste là pour donner des conseils techniques. Il se joue quelque chose de beaucoup plus profond, de beaucoup plus intime. Ça arrive au moins une fois par semaine que l’élève et moi ayons les larmes aux yeux parce que, ce qui s’est passé pendant ce cours, ç’a été fort. J’imagine que tous les profs, même les profs de grands élèves, ne sont pas comme ça ; et je m’en fiche. Moi, je ne peux pas être autrement. J’ai besoin de creuser cet espace qu’est le cours. De donner à l’élève tout ce que je peux lui donner.
« Mon but est que les élèves se sentent bien »
D’où ton souci de renouveler ta boîte à outils.
Évidemment ! Et d’où mon choc quand j’ai rencontré l’EFT ! Je me suis dit : « Bon sang, mais c’est bien sûr ! Pourquoi on se met sous pression alors que l’on peut baisser le stress ? »
Dans mes souvenirs d’athlète, je trouvais que la pression, par exemple celle que l’on ressentait avant la course où fallait pas se rater, était un superstimulant, et je n’aurais voulu pour rien au monde que l’on me vole ce moment d’excitation et, toute proportion gardée, de danger pour lequel j’avais tant travaillé. En même temps, je suis pas devenu champion olympique, euphémisme… Toi, tu donnes les bases de l’EFT à tous tes élèves ?
Oui, mais ils ne sont pas obligés de l’utiliser.
Comment ça se passe ?
Quand ils entrent dans ma classe, je leur explique : « Avant les auditions, on peut faire de l’EFT. »
Pour ceux qui nous liraient sans être musiciens, précisons que l’audition, l’examen, le concours, pour un musicien, c’est un moment plus que crucial.
C’est le but du travail. Si, à ce moment-là, on prend conscience de l’enjeu, on peut se laisser paralyser par la peur de mal faire.
L’EFT t’est utile dans ces moments. Tes élèves sont-ils aussi convaincus que tu l’es ?
Largement. La preuve que l’EFT fonctionne, c’est que mes grandes élèves tiennent à montrer la technique aux petites. Moi, je peux dire : « Antonia, tu sais pas encore faire, tu vas avec Henriette faire l’EFT derrière la porte. » J’applique aussi cette technique avec de grands groupes. Dernièrement, j’ai fait ça à l’orchestre des jeunes de Berlin. Je leur ai distribué des p’tits papiers en couleur pour qu’ils évaluent l’intensité de leurs différentes émotions. Combien je me sens nerveux ? C’est à quel endroit dans mon corps, cette nervosité ? On fait deux-trois tours d’EFT, les mômes retrouvent leur énergie et entrent sur scène.
Tu sais ce que je vais te dire.
Non.
Bon, alors ça vaut la peine que je le dise : cette pratique n’est pas reconnue scientifiquement. Ça ne lui enlève pas son efficience en soi, mais je suis obligé d’admettre que ce tu me décris me rappelle les narratifs autour des « assists » ou de la gestion du stress dans l’Église de scientologie, à laquelle adhèrent de trrrès grands artistes – dans un autre entretien au long cours, j’en avais parlé avec Cyprien Katsaris…
Ça n’a rien à voir. Personne ne paye. Il n’y a ni gourou, ni organisation. C’est juste une technique. Le but est que les élèves se sentent bien. Si ça ne fait pas partie de l’arsenal de la médecine mais que ça ne cause aucun mal à personne et que ça fonctionne du tonnerre, où est le problème ?
« Tu joues mieux quand tes réflexes sont intégrés »
Tu l’as rapidement évoqué, l’EFT n’est pas le seul outil, disons, original que tu intègres à ta pédagogie musicale.
Oui, très récemment, je me suis intéressé aux réflexes primordiaux…
… que l’on retrouve aussi sous le nom de « réflexes archaïques primitifs » ou de « réaction non-conditionnée du nourrisson ». Qu’est-ce qui t’a poussée à explorer cette voie ?
Je me suis toujours demandé pourquoi certaines personnes me semblaient douées et d’autres moins. Et j’ai pensé : « En fait, c’est quoi, être doué ? » Parfois, j’ai devant moi un élève doué émotionnellement, intellectuellement, sentimentalement, pour dire quelque chose mais ses mouvements sont raides, inadaptés, et je me dis : « Ben, que se passe-t-il ? » Eh bien, il est probable que cet élève ait des réflexes primordiaux qui n’ont pas été intégrés.
Les réflexes primordiaux sont réputés être des gestes hérités de la vie intra-utérine…
On a tous des gestes incontrôlés, toi comme moi. Quand tu tournes la tête, ton bras peut partir ailleurs ; quand tu conduis, tu peux avoir des gestes bizarres… Ce sont des réflexes primordiaux asymétriques qui n’ont pas été intégrés. Quand tu joues de l’alto, tu joues mieux quand ces réflexes sont intégrés. Moi, cette perspective révolutionne mon enseignement, parce que c’est la folie !
Et néanmoins, tu as conscience que cette interprétation peut paraître saugrenue aux sceptiques.
Qu’est-ce qui ne paraît pas saugrenu aux sceptiques ? Moi, je constate des faits. Hier, mon concert s’est super bien passé. Pourquoi ? Parce que je me suis rendu compte que, depuis cinquante ans, mon côté gauche était paralysé. Donc j’ai trouvé des stratégies pour devenir une très bonne altiste malgré tout, mais, a posteriori, je me considère comme handicapée. Les collègues se moquaient de moi parce que je renversais mes verres ou ma tasse et que je me cognais. Tu parles d’une rigolade ! Ma maladresse n’était pas une posture. Elle était due au fait que mon côté gauche n’était pas intégré. J’étais victime d’une déficience neurologique.
« Pour calmer les enfants, rien ne vaut la technique des Indiens ! »
Tu imagines bien les réactions :
- tu es devenue altiste virtuose mais tu te présentes comme handicapée ;
- tu es une enseignante de haute volée et tu expliques devoir puiser dans ta vie intra-utérine pour faire progresser tes élèves…
Et alors ? C’est fascinant de déboucher là où même la psychologie ne peut pas aller ! Je recule d’un cran dans mon projet, donc j’avance, et j’en suis infiniment heureuse.
OK, re-question qui fâche : est-ce que, au bout d’un moment, tes élèves ne te trouvent pas un brin bizarroïde voire sectaire ?
Ha, non ! Pourquoi ils penseraient ça ? Il y a dix ans, quand j’ai commencé l’EFT, j’étais peut-être une originale. Aujourd’hui, je n’ai plus de problème par rapport à ça. C’est fini. Quand j’ai commencé à proposer des ateliers EFT dans des masterclass, ce sont les profs d’instruments qui m’ont défendue parce qu’ils ont constaté que ça aidait les élèves à arriver sur scène plus détendus. Ce qui me sert, c’est que je suis tellement pointue sur l’alto que je suis respectée. Pédagogiquement, ce que je mets en place, ça marche. Donc, quand je suggère d’essayer une nouvelle technique, j’ai une crédibilité qui incite les gens à ne pas rejeter a priori ma proposition.
D’autant que tu ne forces pas tes élèves à intégrer tes convictions…
Non, surtout pas. Parfois, je ne leur en parle même pas. Je pense à une de mes élèves les plus douées. Elle, elle n’a pas besoin d’EFT. Tu lui dis : « Tel jour, tu joues tel concerto », elle le joue, ça ne lui pose aucun problème. Mais Antonia est une exception ! Les autres peuvent tirer profit des techniques que j’explore. Cependant, s’ils rechignent à le faire, libre à eux !
La frilosité que j’imagine n’existe donc pas en Allemagne ?
Je ne dirai pas cela en ces termes. Simplement, j’ai une expérience, des résultats et un atout : je suis naturopathe psychologue. J’ai un diplôme dans ce domaine. En Allemagne, ce papier est solide et rassurant. Pour autant, je ne le mets pas en avant. Avec les enfants, je dis juste : « Est-ce que vous voulez qu’on utilise la technique des Indiens pour se calmer avant le concert ? » Au fond, quelle est la différence entre faire des exercices de respiration et de l’auto-tapotement ? L’enfant tapote lui-même sur lui-même. Je ne rentre pas dans son espace intime. Note-le bien, parce que c’est très important : je ne rentre pas dans son espace intime.
« Je n’ai jamais eu envie d’être le boss »
Alors entrons, nous, dans ton espace intime : le monde de la musique est parcouru par les questions sur la parité, la féminisation donc le sexisme. Dans ton livret, tu dénonces l’oppression plus misogyne que patriarcale dont les femmes ont souffert, notamment les compositrices et, spécialement, Rebecca Clarke.
Si c’est le but de ta question, sache que je ne me sens pas du tout féministe. Par exemple, on m’a souvent demandé : « Ça vous fait quoi d’être chef d’orchestre en étant femme ? » Ça fait d’être chef d’orchestre, c’est tout ! Je suis censée comparer avec quoi ? Non, vraiment, je ne me sens pas féministe. En revanche, je pense que j’ai beaucoup souffert durant, disons, les vingt premières années de ma carrière d’un aveuglement que j’avais : je ne voyais ni les problèmes de hiérarchie, ni les problèmes de territoire. Alors, évidemment, je mettais parfois les pieds dans le plat. Résultat, il est possible que certains aient douté de ma bonne foi, en se demandant : « Mais pour qui elle se prend ? » Moi, je me prenais pour rien, pour personne. J’avais envie de faire de la musique et de bien la faire. J’avais une idée sur la manière dont il fallait jouer telle œuvre. Donc je le disais, tout en pensant : « Si on n’aime pas mon idée, ben, tant pis, c’est pas plus grave que ça ! » Alors que, si, pour tel ou tel collègue, c’était gravissime d’avoir osé suggérer quelque chose puisque lui était dans l’ensemble depuis deux ans de plus que moi !
Tu n’es pas féministe, mais tu es pour la parité, c’est-à-dire l’égalité entre pairs.
Oui, je suis pour la parité entre vivants, tout simplement. Pas qu’entre hommes et femmes. Je propose la parité aux enfants. Aux vieillards. Je ne veux pas de la posture qui consiste à dire : « Je suis au-dessus de toi » ou à se comporter comme si, à l’inverse, j’étais inférieure à tel ou tel.
En tant qu’enseignante, j’imagine pourtant que tu dois adopter une posture d’autorité, plus ou moins rigoureuse…
Il faut jouer finement pour déterminer quelle quantité de parité soutiendra l’élève. En général, l’expérience me permet de bien gérer cet ajustement.
Tu retrouves cette nécessité d’être juste quand tu diriges.
Comme chef, c’est à la fois pareil et différent que comme enseignante. Devant l’orchestre, je cherche la parité utile, mais je dois aussi tenir compte du groupe. Durant les cinq années où j’ai dirigé régulièrement un orchestre, je pense que 80 % des musiciens étaient très satisfaits. Avec les autres, je sentais que ça ne passait pas. J’ai mis du temps à comprendre que ce qui m’était reproché, c’était de ne pas être hiérarchiquement au-dessus. Je n’étais pas suffisamment patriarcale. Je n’étais pas le boss.
Tu as appris de ces dissonances…
En effet, ce sont des choses qui se règlent avec l’âge et la maturité. Quand tu gagnes en expérience, tu gagnes en assurance et en autorité. Et puis, il faut espérer que les mentalités évoluent un p’tit peu. Peut-être que, progressivement, les musiciens apprendront à faire de la musique sans avoir besoin d’être en dessous du chef. Le chef est là pour aider. Pour guider. On dit qu’il « dirige » ; en réalité, le chef est le premier de cordée. Moi, je monte d’abord, et les autres sont derrière, mais on monte ensemble, et c’est ça qui compte !
Pour acheter la partition de la sonate de Joseph Ryelandt éditée par Marion Leleu, c’est ici.
Pour retrouver la version copiée à la main, c’est là.
Pour découvrir l’ensemble des vidéos pédagogiques de Marion Leleu, c’est sur cet autre là.
Pour acquérir une copie de 1919, c’est par exemple sur cet encore autre là.