Les grands entretiens – Marion Leleu 1
À l’occasion de la sortie de 1919, le disque ébouriffant chroniqué tantôt, Marion Leleu nous a accordé une interviouve tonique et décapante. Accrochez vos ceintures, ceignez vos bandanas, gominez votre permanente : l’altiste bretonne presque allemande désormais est sur les starting-blocks pour nous parler virtuosité, direction, pédagogie, psychologie et, pas accessoirement, musique.
Premier épisode
L’alto comme un marathon
La boule d’énergie Marion Leleu débarque avec sa valise et son smile. La veille, elle a joué le programme qu’elle a récemment enregistré dans son disque 1919. Ce jour-là, elle repart vers sa vie d’altiste et d’artiste breizho-allemande. Avant d’attraper son train à la volée, elle accepte de répondre à quelques questions, et même à certaines que nous n’avons pas posée. Bienvenue dans le bouillonnement Leleu !
Marion, il est presque tôt et, pourtant, tu as l’air épanouie.
Et pour cause ! Hier, j’étais à ma place. En concert à Saint-Merry…
… une église à l’orgue merveilleux mais honteusement handicapé…
Pour nous, qui n’utilisions pas l’orgue, ça s’est bien passé. J’étais heureuse de faire ce que j’aime faire : jouer une musique que j’aime, avec Bertrand Giraud, un partenaire que j’apprécie infiniment… même si, je dois le reconnaître, il faisait extrêmement froid !
Bienvenue dans les églises parisiennes ! Toutefois, tu soulignes que, par ce concert parisien dans un lieu prestigieux, tu remets au centre de ton activité le cœur de ta vie : le métier d’altiste.
Oui. Qui consiste aussi à se faire critiquer pour le livret en français de ses disques, mais pas principalement.
« L’alto, c’est de la médiation »
Altiste, c’est un métier méconnu. En gros, il peut désigner une personne
- qui joue de l’alto dans un orchestre (dans le rang ou comme soliste),
- qui fait de la musique de chambre,
- qui joue pour elle ou qui suscite des projets que, a priori, personne n’attend, etc.
Toi, comment définirais-tu ta spécificité d’altiste ?
Si tu me demandes « c’est quoi, être altiste ? », je vais être claire : pour moi, l’alto, c’est de la médiation. C’est une charnière entre les parties instrumentales. Dans un quatuor, je suis une charnière. Et pas charnière entre le violon 2 et le violoncelle : je suis charnière entre quatre personnes. Dans un grand ensemble, je peux être charnière entre le chef, le groupe d’altos et le reste de l’orchestre. Et je peux passer du statut de charnière à celui de levier quand je m’occupe d’un grand élève.
Charnière, levier et… musicienne ?
Musicienne parce que charnière et levier. Honnêtement, je m’attache plus à la musique que je fais qu’à la position dans laquelle je la fais. Peut-être que, l’âge venant, j’essaye d’être de plus en plus un levier. Pour les autres et peut-être pour moi aussi !
Tu as toujours exercé la profession d’altiste, mais tu n’as pas toujours exercé le même métier.
Pas vraiment, non. Par exemple, aujourd’hui, je ne joue plus dans un orchestre sous la direction de je ne sais qui et sans savoir de ce que ça donnera. Ce type d’activité m’a formée en partie, mais ça ne m’intéresse plus.
D’autant que tu diriges des groupes d’altos, des ensembles de cordes et des orchestres symphoniques…
… et je me suis rendu compte, quand un musicien devient chef, son rapport au travail du chef évolue. Dorénavant, soit le chef est extraordinaire, et mon ego se dissout dans celui du chef ou, mieux, je mets le mien à son service et, ensemble, on produit quelque chose de plus beau que ce que j’aurais produit seule ; soit il est bof, et je m’occupe ailleurs.
Un chef, ça se méfie des chefs ?
Les chefs, Bertrand, c’est comme les politiciens : y en a pas tant que ça des bons, c’est-à-dire des qui sont utiles aux autres ! Avec une particularité en musique : c’est pas sa faute, au chef, c’est plutôt la faute des compositeurs.
Ben voyons…
Jusqu’au vingtième siècle, d’un point de vue technique, on n’a pas beaucoup besoin de chef, à part sur des énormes trucs… Donc pour tout le répertoire jusqu’au romantisme, le chef d’orchestre ne se justifie que s’il arrive à sublimer le tout pour dépasser la valeur des parties additionnées. S’il n’a ni le charisme, ni la technique, ni l’écoute intérieure pour que ça puisse advenir, pourquoi me soumettrais-je à lui ? C’est un besogneux, un agent de police qui règle la circulation.
Par exclusion, il semble que tu parles des chefs que tu aimes.
Harnoncourt, par exemple. Harnoncourt avait un hénaurme charisme. Les musiciens étaient contents de jouer sous sa direction, même si c’était pour jouer du Haydn…
… compositeur pour lequel le chef paraît superfétatoire, non ?
En théorie, si. Le chef donne le départ, le premier violon le suit, et zou ! Pour des musiciens professionnels, c’est carrément pas difficile. En revanche, le rapport avec le chef dans la musique contemporaine est très différent. Pendant un an, j’ai été alto solo de l’Ensemble Modern à Francfort. C’est un ensemble formidable pour la musique contemporaine. Et j’ai été stupéfaite de voir que les musiciens n’avaient pas du tout le rapport avec le chef dont j’avais l’habitude.
En quel sens ?
C’était très cordial. Il n’y avait pas du tout ce côté « je t’aime mais je te déteste parce que tu nous enquiquines »… Tu vois le genre ? C’était comme toi et moi. On fait un boulot ensemble. Je joue, tu critiques. Chacun son rôle. Je me suis demandé pourquoi il existait une telle spécificité dans la direction de la musique contemporaine. La réponse était évidente : là, on a besoin de lui. Sans lui, on est paumé. Donc le rôle du chef est évident, et cette évidence évite tout problème psychologique.
« Il faut une vision globale pour comprendre le symptôme »
Il semble que, pour toi, dans le travail des musiciens, il y a deux points-clefs : le rôle que l’on a ou que l’on se donne, et la manière dont on établit la communication avec les autres. Ça marche pour le chef, ça marche pour le musicien d’orchestre, ça marche aussi pour les profs…
Oui. Par exemple, j’ai décidé de développer ma chaîne YouTube parce que j’étais fffatiguée de répéter sans cesse les mêmes conseils à mes élèves. Donc j’ai pensé à les enregistrer une fois pour toutes en me disant : « Comme ça, ils iront regarder ces basiques, et on avancera plus vite. » Évidemment, ça ne marche pas comme ça !
Pourquoi ?
« Mes » élèves ont déjà Mme Leleu toutes les semaines. Aussi ne voient-ils pas trop pourquoi aller me voir en vidéo.
Parce qu’ils ont la vraie Mme Leleu régulièrement ?
Bien sûr ! Résultat, je suis obligée de leur dire : « Ha, non ! Ne me dis pas que tu n’as pas regardé la vidéo sur le développement du vibrato, niveau 4 ! Regarde-la d’abord, ça m’évitera de me répéter ! »
Répéter, voire répéter l’évident, n’est-ce pas la base de la didactique ?
Ça dépend. Par exemple, il y a plein de gens qui ne pourraient pas prendre des cours avec moi parce qu’ils vivent trop loin ou parce qu’ils ne se sentent pas au niveau, ou parce qu’ils se vivent comme de « simples amateurs » ? Eux, dès que je publie une vidéo, ils sont au taquet !
Donc tu continues.
En effet. C’est aussi parce que je suis une femme de l’oralité. L’écrit m’effraie. Depuis longtemps, et même si c’est peut-être en train de changer, je sais que je suis meilleure pour parler que pour écrire.
Il n’y a pas encore de méthode Leleu pour les altistes. Est-ce parce que tu crains de passer davantage pour une pédagogue que pour une artiste ?
Où est l’opposition ? Beaucoup de grands artistes sont aussi de grands pédagogues.
Beaucoup sont aussi de piètres pédagogues que les élèves payent pour rajouter une ligne sur leur CV. Ton approche de la pédagogie est un peu différente…
Le fait est que l’on m’a souvent demandé pourquoi je ne mettais pas ma méthode sur le papier, d’autant que mon enseignement est vraiment méthodique et structuré. Sauf que je ne voyais pas du tout par où commencer. Eh bien, avec mes vidéos, je me dis que j’ai peut-être une base pour commencer à formaliser ma pédagogie à l’écrit. Grâce à ces vidéos, je prends conscience de la cohérence et de la logique de ce que j’enseigne. Ça n’a rien de miraculeux : ça fait trrrès longtemps que j’enseigne. Ça donne des repères.
« On ne peut pas courir le marathon avec des mocassins »
Ton enseignement actuel s’adresse essentiellement à des experts…
Oui, souvent, les élèves qui viennent me voir sont très avancés. Parmi eux, il y a des professionnels de très haut niveau, par exemple des musiciens de l’orchestre de l’opéra de Munich. Quand ils prennent un cours, c’est pour un problème précis. Typiquement : « J’ai un problème avec le spiccato. »
Précisons que le spiccato est une technique qui consiste à faire rebondir l’archet un p’tit peu sur la corde – rien à voir, pour les spécialistes, avec le détaché (l’archet reste en contact avec la corde mais change de sens) ni avec le pizzicato (c’est le doigt qui percute la corde).
Oui, le spiccato est une technique très délicate, très précise, une affaire d’angle à régler avec minutie. Sinon, ça ne marche plus ! Or, j’ai une vision plus globale de ce symptôme. Pour résoudre ce problème, il faut avoir la mentonnière qui convient, l’épaulette adéquate, la posture correcte… Il faut réfléchir à l’ensemble, pas juste au coup d’archet pour éviter le jeté ou le battuto.
Le battuto, quézaco ?
C’est un coup d’archet perpendiculaire à la corde, et non longitudinal. Ça donne un effet de battu ou de fouetté.
D’autres spécialités avec lesquelles il ne faut surtout pas le confondre si on veut jouer au connaisseur ?
Eh bien, le coup d’archet avec le bois s’appelle col legno – littéralement : avec le bois.
Rien à voir avec le spiccato…
Surtout pas !
Alors, comment règles-tu spécifiquement le spiccato ?
Souvent, j’explique à l’élève qu’il faut que je le replace. Parfois, il rechigne et me lance : « Attends, je suis pas venu chez toi pour faire des cordes à vide ! » Et je réponds : « À toi de voir. Tu veux faire du spiccato ou pas ? » S’il accepte le projet, on se met au boulot et, en général, au bout de deux ou trois mois, le tour est joué !
Quand tu décris ta pédagogie, tu expliques qu’elle vise au premier chef à optimiser la position de l’élève.
La position, c’est la base dans ma méthode ; et ça devrait l’être dans toutes les méthodes, tant pis si je parais arrogante ! Imagine un gars qui veut courir le marathon et qui court n’importe comment. La première chose que va faire son entraîneur, c’est de le réhabituer à courir avec une posture plus efficiente et moins susceptible de le blesser ! Et il ne va pas s’arrêter là. Il va lui dire : « Mais c’est quoi, ces chaussures ? C’est pas adapté ! C’est pas fait pour le marathon ! Et elles sont trop petites ! » Parce que, moi, c’est ce que je récupère : des gens qui courent le marathon avec des mocassins et, en plus, un pied tout droit et l’autre en dedans. Parfois, ils ne comprennent pas pourquoi ils ne courent pas très vite. Ben, moi, je comprends et je peux leur expliquer comment mieux performer.
À suivre !